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– Pourquoi veux-tu absolument te mêler de cette histoire ?

– Parce que je suis votre fille.

– Et elle, qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

– Ben, seulement qu’elle acceptait. Qu’elle te rencontrerait.

– Et tu as dû la cuisiner longtemps, non ?

– Oh oui ! Vous vous ressemblez tellement que je me demande pourquoi vous avez divorcé !

– Pourquoi ça a tant d’importance pour toi ?

– Vous devriez quand même pouvoir discuter, répéta Eva Lind. Je refuse de voir les choses continuer comme ça. Je ne… d’ailleurs, Sindri non plus, on ne vous a jamais vus ensemble. Pas une seule fois. Tu ne trouves pas ça bizarre ? Franchement, tu trouves que c’est normal ? C’est normal que vos enfants ne vous aient jamais vus ensemble ? Vous, leurs parents !

– Vous seriez les seuls ? rétorqua Erlendur. Puis, s’adressant à Sindri : et toi, tu es aussi catégorique là-dessus ?

– Alors là, je m’en fous complètement, observa Sindri. Eva essaie de m’entraîner là-dedans, mais je m’en tape comme…

– Tu n’es qu’un crétin et tu ne comprends rien, coupa Eva Lind.

– Non, exactement. Par conséquent, expliqua-t-il à son père, ça ne sert à rien de lui dire que ce qu’elle veut, c’est une connerie. Si maman et toi vous aviez eu envie de discuter, il y a belle lurette que vous l’auriez fait. Mais Eva se mêle de tout. C’est plus fort qu’elle. Elle se mêle de tout, surtout quand ça ne la regarde pas.

Elle lança à son frère un regard furieux.

– T’es qu’un crétin, conclut-elle.

– Eva, je crois que tu ferais mieux de renoncer à cette idée, reprit Erlendur. C’est…

– Maman a dit oui, s’enflamma Eva Lind. Il m’a fallu deux longs mois pour l’amener enfin à changer d’avis. Tu n’as pas idée du cirque que ça a été.

– Si, enfin non, je comprends le pourquoi de ta tentative, mais très sérieusement, je m’en sens incapable…

– Et pourquoi donc ?

– Cette… Cette histoire entre ta mère et moi est depuis longtemps terminée et ça ne faciliterait rien pour personne d’aller remuer tout ça. C’est passé, terminé, révolu. Je crois qu’il vaut mieux envisager les choses sous ce jour et s’efforcer d’aller de l’avant.

– Je te l’avais bien dit, fit Sindri en regardant sa sœur.

– Aller de l’avant ! N’importe quoi !

– Eva, tu as bien réfléchi à tous les détails ? s’enquit Erlendur. Est-ce que c’est elle qui va venir ici ? C’est moi qui irai chez elle ? Ou bien nous rencontrerons-nous en terrain neutre ?

Les yeux fixés sur sa fille, Erlendur se demandait pour quelle raison il avait subitement eu recours à des concepts relevant de la guerre froide en parlant de son ex-femme.

– En terrain neutre ! s’exclama Eva Lind, avec un soupir de dédain. Comment veux-tu qu’on arrive à quoi que ce soit avec vous deux ? Vous êtes givrés ! Autant l’un que l’autre ! Elle se leva d’un coup. À tes yeux, tout cela n’est qu’une plaisanterie. Qu’il s’agisse de moi, de maman ou de Sindri, on n’est pour toi que de simples farces !

– Absolument pas, Eva. Je n’ai jamais dit que…

– On n’a jamais compté pour toi ! s’écria-t-elle. Tu n’as jamais écouté ce qu’on avait à te dire !

Et avant qu’Erlendur et Sindri aient eu le temps de s’en rendre compte, elle se précipita jusqu’à la porte qu’elle ouvrit et referma en un claquement qui fit trembler tout l’immeuble.

– Quoi… ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

Erlendur lança à son fils un regard interrogateur. Sindri haussa les épaules.

– Elle est comme ça depuis qu’elle a décroché, elle s’emporte pour un rien. On ne peut rien lui dire sans qu’elle pète complètement les plombs.

– Depuis quand elle parle de cette rencontre entre ta mère et moi ?

– Depuis toujours, répondit Sindri. Du plus loin que je me souvienne. Elle s’imagine que… enfin, je ne sais pas, Eva raconte tellement de conneries.

– Je n’ai jamais entendu de connerie sortir de sa bouche, corrigea Erlendur. Qu’est-ce qu’elle s’imagine ?

– Elle m’a dit que ça pourrait peut-être l’aider.

– Quoi donc ? Qu’est-ce qui pourrait l’aider ?

– Si toi et maman… Enfin, si vos relations n’étaient pas comme ça, à couteaux tirés.

Erlendur dévisagea son fils.

– Elle t’a vraiment dit ça ?

– Oui.

– Que ça pourrait l’aider à s’en sortir et à prendre sa vie en main ?

– Ouais, un truc du genre.

– Si moi et ta mère on essayait de se réconcilier ?

– Tout ce qu’elle veut, c’est que vous discutiez, observa Sindri en écrasant sa cigarette consumée jusqu’au filtre. Je ne vois pas ce qu’il y a de si compliqué là-dedans.

Allongé dans son lit où il avait de la peine à trouver le sommeil après cette visite, Erlendur pensait à une maison dans l’est de l’Islande, dont on affirmait autrefois qu’elle était hantée. C’était un bâtiment en bois sur deux étages qui avait été construit par un marchand danois à la fin du XIXe. Dans les années 30 du siècle dernier, une famille originaire du sud du pays y emménagea et, peu après, des histoires se mirent à circuler, affirmant que la maîtresse de maison avait régulièrement l’impression d’entendre les pleurs d’un enfant derrière le lambris de la salle à manger. C’était la première à mentionner le phénomène et elle ne percevait ces pleurs que lorsqu’elle se retrouvait seule dans la maison. Son mari lui affirmait que c’étaient les miaulements d’un chat, ce qu’elle démentait avec véhémence. Elle se mit à avoir peur du noir et à craindre les fantômes, faisait de mauvais rêves et se sentait mal à l’aise dans la maison. À la fin, comme elle n’en pouvait plus, elle obtint de son mari qu’ils déménagent dans une autre région. Ils repartirent donc vers le Sud au bout de trois années seulement. La maison fut revendue à des gens de la campagne qui ne furent jamais témoins du même phénomène.

Aux alentours de 1950, un homme s’intéressa aux pleurs d’enfant que cette femme disait avoir entendus. Il se documenta sur l’histoire de la maison. Elle avait été occupée par un certain nombre de familles depuis que le marchand danois l’avait vendue. Un temps, trois familles y avaient vécu ensemble sans qu’aucun de leurs membres ne signalent le moindre pleur d’enfant derrière le lambris de la salle à manger. L’homme remonta plus loin dans le temps afin de voir si une histoire d’enfant se rattachait à ce bâtiment. Il apprit que le marchand danois avait eu trois filles qui avaient toutes atteint un âge respectable. Les domestiques du couple n’avaient pas d’enfant. Quand l’homme se pencha sur la construction de la maison proprement dite, il découvrit que les maîtres d’œuvre étaient deux et que les travaux avaient été achevés par le second. Le premier, qui avait abandonné le chantier, avait une fillette âgée de deux ans. Cette dernière était morte accidentellement à l’endroit précis où s’élevait la salle à manger. Une botte de lambris lui était tombée dessus depuis une certaine hauteur, elle était décédée sur le coup.

Erlendur avait entendu cette histoire de maison hantée dans son enfance. Sa mère connaissait l’homme qui avait exhumé le récit de la fille du maître d’œuvre, elle le tenait directement de sa bouche. Il excluait que cette femme originaire du Sud ait pu connaître les détails de la construction de la maison. Erlendur ignorait sous quel angle envisager ce récit. C’était d’ailleurs également le cas de sa mère.

Que nous apprenait cette histoire sur la vie et la mort ?

Cette femme était-elle plus réceptive que les autres ? Peut-être avait-elle entendu parler de la fille du maître d’œuvre, ce qui avait mis en branle son imagination ?