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Ainsi s’étaient égrenées les heures tandis que, peu à peu, la vie quittait sa mère. Ses pensées s’étaient emplies de souvenirs de l’époque où il était encore enfant et elle, le centre de cet univers étrangement réduit, à la fois puissance tutélaire bienveillante, maîtresse de maison généreuse et amie chère.

Enfin, il avait semblé qu’elle revenait un peu à elle. Elle lui avait adressé un sourire.

– Erlendur, avait-elle murmuré alors que son fils tenait sa main dans la sienne.

– Je suis là, avec toi, avait-il répondu.

– Erlendur ?

– Oui.

– Tu as retrouvé ton frère ?

13

Le début de la représentation approchait lorsque Erlendur se gara à l’arrière du théâtre, non loin de l’entrée des artistes. Il se savait en retard, mais désirait achever son programme de la journée avant de rentrer chez lui. Un sympathique concierge lui indiqua le chemin des loges, mais le pressa en lui disant qu’il n’avait que très peu de temps. Erlendur tenta de le tranquilliser en lui répondant qu’il s’était annoncé et qu’Orri attendait sa visite. Du reste, il n’en aurait que pour un instant.

C’était le branle-bas de combat dans les coulisses. Les acteurs arpentaient les couloirs en costume. On terminait d’en maquiller certains. Le personnel était survolté. Dans la salle, les spectateurs avaient commencé à s’installer, peu nombreux. Une voix annonça qu’il ne restait qu’une demi-heure avant l’entrée en scène. Erlendur savait que la pièce jouée ce soir était Othello. Valgerdur lui avait raconté que la critique avait décrit l’adaptation comme ambitieuse et originale, mais parfaitement incompréhensible.

Orri Fjeldsted était seul dans sa loge où il répétait son texte quand Erlendur le trouva enfin. Il interprétait le rôle de Yago et portait un complet démodé des années 40 car le metteur en scène que Valgerdur avait décrit comme un jeune présomptueux tout frais rentré d’Italie où il avait étudié s’était mis en tête de situer la scène à Reykjavik, pendant la Seconde Guerre mondiale. Othello était noir, il était officier à la base américaine sur la lande de Midnesheidi, et Desdémone, sa petite amie, une fille à soldats, venait de Reykjavik. L’officier rentrait du front d’Europe pour rencontrer sa Desdémone, Yago fomentait son assassinat.

– Vous êtes le policier ? interrogea Orri en ouvrant à Erlendur. Vous ne pouviez pas trouver un meilleur moment ?

– Excusez-moi, j’avais prévu d’arriver plus tôt, on n’en a pas pour longtemps.

– Au moins, vous n’êtes pas l’un de ces crétins de critiques ! s’exclama l’acteur aux cheveux rabattus en arrière. C’était un homme petit et maigre, presque décharné, au visage couvert d’un épais maquillage et orné d’une moustache peu convaincante à la Clark Gable, collée sur sa lèvre supérieure. Il rappelait surtout à Erlendur ces bandits qu’on voit dans les films américains.

– Vous lisez les critiques ? s’enquit Orri Fjeldsted qui, en dépit de sa petite taille, avait une voix forte.

– Jamais, répondit Erlendur.

– Ils n’y sont pas allés de main morte pour nous descendre, précisa Orri. Erlendur repensa à Valgerdur qui lui avait rapporté les propos tenus par les critiques sur l’interprétation d’Orri dans le rôle de Yago. D’après ces derniers, il apparaissait comme désemparé sur la scène.

– Je ne suis pas au courant, répéta Erlendur.

– Vous n’avez pas vu la pièce ?

– Je vais très rarement au théâtre.

– Fichus traîtres ! Quelle bande d’ordures ! Vous croyez que c’est drôle d’être confronté à ça ?

– Oui, enfin, non, je… Ils sont…

– Année après année, on joue les mêmes choses, on entend les mêmes conneries, navrant ! Dites-moi, que puis-je pour vous ?

– Je venais vous voir au sujet de Baldvin…

– Ah oui, vous m’en avez parlé au téléphone. J’ai entendu dire qu’il avait perdu sa femme. De façon brutale. Nous ne sommes plus en contact. Depuis des années.

– Vous avez fréquenté ensemble l’École d’art dramatique, si j’ai bien compris.

– Exact. C’était un acteur très prometteur, mais il s’est inscrit en médecine. Il a bien fait. Comme ça, il n’a pas à essuyer cette putain de critique ! Et surtout, ça lui rapporte plus. Ça vous fait une belle jambe d’être un acteur célèbre quand vous n’avez rien à vous mettre sous la dent. Ici, en Islande, les acteurs sont payés une misère, à peine plus que les profs !

– Il me semble en effet qu’il ne manque de rien, répondit Erlendur, s’efforçant de son mieux de calmer l’acteur.

– Lui qui était toujours fauché ! Je m’en souviens bien. Il vous empruntait de l’argent et tardait à rembourser. Il fallait vraiment le harceler et, parfois, il ne vous rendait pas un sou. Cela dit, c’était un brave type.

– Vous formiez toute une petite bande dans cette école, n’est-ce pas ?

– En effet, répondit Orri en passant son index sur sa fine moustache afin de s’assurer qu’elle tenait bien en place, on faisait une sacrée petite bande.

“Quinze minutes avant la représentation”, annonça un haut-parleur.

– Il a rencontré sa femme alors qu’il venait d’abandonner le théâtre, poursuivit Erlendur.

– Oui, je m’en souviens très bien, une fille adorable qui étudiait à l’université. Mais dites-moi, pourquoi la police prend-elle des renseignements sur Baldvin ?

Erlendur mesura soigneusement ses paroles, il se souvenait que Valgerdur lui avait raconté que, nulle part, on n’entendait autant de ragots que parmi les acteurs.

– Nous menons une étude en collaboration avec les Suédois et…

La curiosité d’Orri Fjeldsted sembla subitement s’éteindre.

– Ces petits gars se livraient aux quatre cents coups, reprit-il, c’est le moins qu’on puisse dire. Je crois bien qu’un de ses camarades a rendu givré un certain Tryggvi avec ses expériences.

– Des expériences théâtrales ?

– Des… ? Non, à cette époque-là, Baldvin faisait déjà médecine. Vous avez d’autres questions ? Je dois y aller, on joue dans cinq minutes. Il y avait du public dans la salle ? Ils ont complètement saboté cette adaptation, ces satanés critiques. Complètement. Ils ne comprennent rien au théâtre. Rien du tout ! Quand je pense que les gens écoutent leurs balivernes et qu’ils téléphonent par dizaines pour annuler les réservations !

Orri ouvrit la porte du couloir.

– Et ce Tryggvi ? poursuivit Erlendur.

– Tryggvi ? Il me semble que c’était bien son nom. Ils racontaient qu’il avait trop étudié. Vous avez déjà entendu ce genre d’histoire. Celle de l’étudiant hors pair qui finit par devenir cinglé. Enfin, il a renoncé à ses études. J’ignore ce qu’il est devenu.

– Et cette expérience, Baldvin y a participé ?

– C’est ce que j’ai toujours entendu, il y avait lui et un de ses camarades de la faculté de médecine. Je me demande même s’il n’était pas cousin avec ce Tryggvi, ou plus ou moins parent. Ils s’entendaient comme larrons en foire.

– Que s’est-il passé ?

– On ne vous a pas raconté ?

– Non.

– Il paraît que Tryggvi a demandé à son cousin de…

Othello s’avança à grandes enjambées dans le couloir, suivi de Desdémone. Il portait son costume d’officier de l’armée américaine et elle, un tailleur d’été rose pâle ainsi qu’une épaisse perruque blonde. Othello avait la tête rasée, la sueur perlait déjà sur son crâne.