– Sa mère se montrait même un peu envahissante, confia Karen à Erlendur. Elle nous avait inscrites à un cours de danse classique que nous ne supportions ni l’une ni l’autre, elle nous emmenait au cinéma, s’arrangeait pour que je puisse dormir chez elles à Grafarvogur ; maman ne m’autorisait jamais à passer la nuit chez aucune de mes amies à part Maria. Leonora nous procurait des tickets de cinéma, faisait du pop-corn quand on regardait la télé. On avait à peine le temps de se retrouver seules pour jouer toutes les deux. Leonora était vraiment adorable, ne vous méprenez pas sur mes paroles, mais parfois c’était presque trop. Elle s’occupait très bien de sa fille et, même si j’avais l’impression que Maria était gâtée et surprotégée, elle n’a jamais été insolente, elle a toujours été polie, obéissante et gentille, comme le voulait sa nature.
L’amitié de Karen et de Maria s’était renforcée au fil des ans. Elles avaient passé leur baccalauréat ensemble, Karen avait choisi de devenir enseignante et Maria de se consacrer à l’histoire. Elles partaient ensemble à l’étranger, avaient fondé ensemble un club de couture qui, plus tard, était mort de sa belle mort, partaient en vacances toutes les deux, faisaient des séjours au chalet d’été et sortaient s’amuser ensemble le samedi soir.
Erlendur comprenait mieux pourquoi Karen était venue le voir au commissariat après le suicide de sa grande amie. Il saisissait la raison pour laquelle elle lui avait affirmé que son geste devait cacher autre chose qu’un insondable désespoir.
– Que dites-vous de cette séance chez le médium ? lui demanda-t-elle.
– Elle vous avez déjà fait part de son projet lorsqu’elle est allée le consulter ?
– C’est moi qui l’ai conduite là-bas. Il s’appelle Andersen.
– Leonora lui avait dit qu’elle s’arrangerait pour lui envoyer un signe si elle continuait de vivre après la mort, observa Erlendur.
– Je ne vois rien de bizarre à cela, répondit Karen. On en discutait souvent avec Maria. Elle m’a raconté pour le livre de Marcel Proust. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
– Eh bien, il y a plusieurs explications plausibles, répondit Erlendur.
– Vous ne croyez pas au surnaturel, n’est-ce pas ? interrogea Karen.
– Non, mais je comprends bien Maria. Je comprends parfaitement pour quelles raisons elle est allée voir un médium.
– Beaucoup de gens croient en l’existence d’une vie après la mort.
– En effet, convint Erlendur. Mais je n’en suis pas. Ce que les gens ont décrit comme une grande lumière et un tunnel au moment de leur mort n’est, à mon avis, rien de plus que les derniers messages transmis par le cerveau avant qu’il ne s’éteigne.
– Maria avait une autre approche.
– A-t-elle parlé du pacte concernant le livre de Proust à d’autres personnes qu’à vous ?
– Je l’ignore.
Karen fixait Erlendur comme si elle se demandait s’il était le bon interlocuteur, si elle n’avait pas commis une erreur. Erlendur l’imitait. Le soir tombait dans le salon.
– Dans ce cas, je suppose que ça ne servirait à rien que je vous dise ce que Maria m’a raconté il n’y a pas longtemps.
– Rien ne vous oblige à me confier ce que vous préférez garder pour vous. Le cœur du problème, c’est que votre meilleure amie s’est suicidée. Il est bien possible que vous ayez du mal à regarder cette vérité en face, il y a en ce monde tant de choses difficiles à accepter.
– J’en ai parfaitement conscience, je sais également l’effet qu’a produit sur Maria le décès de sa mère, mais ça me semble vraiment très particulier.
– Quoi donc ?
– Maria m’a affirmé qu’elle avait vu Leonora.
– Après son décès ?
– Oui.
– Chez un médium ?
– Non.
– Je crois que Maria a vu beaucoup de choses et qu’en outre elle avait très peur du noir.
– Je suis bien placée pour le savoir. Mais cela n’avait rien à voir avec ça.
– Enfin, de quoi parlez-vous ?
– Il y a quelques semaines, elle s’est réveillée au milieu de la nuit et là, Leonora était debout à la porte de sa chambre. Elle portait une tenue d’été, avec un ruban dans les cheveux et un pull-over jaune. Elle a fait signe à Maria de la suivre avant de disparaître subitement de sa vue.
– Ça indique clairement à quel point cette pauvre femme en était arrivée, observa Erlendur.
– Je me garderais de la juger trop vite, répondit Karen. Vous avez entendu sur cette cassette la façon dont Leonora avait prévu de se manifester à elle, non ?
– Oui, tout à fait, confirma Erlendur.
– Et alors ?
– Et alors, rien. Le livre est tombé par terre. Ça arrive.
– Pourquoi justement celui-là ?
– Peut-être qu’elle l’a pris sur l’étagère et ensuite oublié. Peut-être qu’elle en a parlé à Baldvin qui l’a pris et ensuite oublié. Peut-être qu’elle en a parlé à des gens qui sont venus la voir et qu’ils ont manipulé l’ouvrage. Après tout, elle vous en a bien parlé à vous.
– Certes, mais, personnellement, jamais je ne l’aurais fait tomber et laissé grand ouvert par terre, observa Karen.
– Je crois aux hasards de la vie, reprit Erlendur. Et, apparemment, Leonora était restée omniprésente dans cette maison. N’est-ce pas là le signe qu’elle a continué de vivre après sa mort ? L’ancien petit ami de Maria m’a dit qu’elle avait toujours eu des visions alors qu’elle était dans un état de semi-veille, des gens qu’elle connaissait lui apparaissaient.
Ils gardèrent un long moment le silence.
– Donc, vous connaissez le médium dont on entend la voix sur cet enregistrement ? interrogea Erlendur pour finir.
– Oui. Il n’est pas très célèbre. C’est moi qui l’ai conseillé à Maria. Une autre de mes amies était allée le consulter et elle m’a parlé de lui.
– Comment cette cassette est-elle arrivée entre vos mains ?
– Maria me l’a prêtée l’autre jour. J’avais envie de voir comment se passait une séance chez un médium. En ce qui me concerne, je ne me suis jamais prêtée à ce genre d’expérience.
– Vous savez si elle est allée en consulter d’autres ?
– Elle a vu celui-là et un autre, juste avant sa mort.
– Qui était-ce ?
– Maria m’a raconté qu’elle connaissait toute sa vie. Jusqu’au moindre détail. Elle m’a dit que c’était absolument incroyable. C’est l’une des dernières fois où je lui ai parlé. J’ignorais qu’elle allait aussi mal, je ne pensais pas qu’elle en était arrivée à ce point.
– Vous connaissez l’identité du médium en question ?
– Non, Maria ne m’en a pas parlé, mais j’ai compris qu’elle l’a beaucoup appréciée et qu’elle avait confiance en elle.
– C’est-à-dire que c’était une femme ?
– C’est exact.
Karen restait assise, silencieuse, les yeux plongés dans la pénombre de l’autre côté de la grande baie vitrée du salon.
– On vous a raconté ce qui s’est passé au lac de Thingvellir ? interrogea-t-elle tout à coup.
– Oui, on m’en a touché mot.
– J’ai toujours eu l’impression qu’il était arrivé là-bas une chose qui n’a jamais été élucidée, observa Karen.