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– Comment ça ?

– Maria ne me l’a jamais dit clairement, mais il planait sur elle comme une ombre menaçante. Une ombre sortie du passé, liée à ce drame affreux.

– Connaissez-vous Thorgerdur, cette femme qui était avec elle à la fac d’histoire ?

– Oui, je vois qui c’est.

– Elle m’a confié son sentiment ; elle pense que cette ombre avait à voir avec le père de Maria. Comme s’il devait mourir, a-t-elle précisé. Ça vous dit quelque chose ?

– Non. Comme s’il devait mourir ?

– C’est une phrase qui a échappé à Maria et qui peut signifier n’importe quoi.

– Elle voulait peut-être dire que son moment était venu ?

– On peut le penser en l’interprétant ainsi : son destin voulait qu’il meure ce jour-là et rien n’aurait pu changer cela.

– Je ne l’ai jamais entendue dire une chose pareille.

– Mais on peut également y voir une autre signification, poursuivit Erlendur.

– Vous voulez dire… qu’il l’aurait mérité, qu’il méritait de mourir ?

– C’est une autre hypothèse, mais, dans ce cas, pour quelle raison ?

– Ça implique qu’il ne se serait pas agi d’un accident ? Que… ?

– Je n’en ai aucune idée, répondit Erlendur. Il y a eu une enquête qui n’a relevé aucun détail suspect. Puis, des dizaines d’années plus tard, on prête ces paroles à Maria. Vous l’avez entendue dire ce genre de choses ?

– Non, jamais, répondit Karen.

– Une voix se manifeste lors de cette séance chez le médium, on l’entend sur la cassette.

– Oui ?

– Une voix grave masculine qui met Maria en garde et lui dit qu’elle n’a pas idée de ce qu’elle fait.

– En effet.

– Comment l’expliquait-elle ?

– Cette voix lui a rappelé celle de son père.

– Oui, elle le dit sur la bande.

– Tout ce que je sais, c’est que c’est arrivé au bord du lac. Elle me donnait très souvent cette impression. Un événement en rapport avec Magnus, son père, et qu’elle ne pouvait imaginer confier à personne.

– Dites-moi encore, vous connaissez un homme du nom de Tryggvi qui a étudié la médecine en même temps que Baldvin ?

Karen s’accorda un instant de réflexion, puis secoua la tête.

– Non, je ne connais aucun Tryggvi.

– Maria ne vous a jamais parlé de quelqu’un portant ce nom ?

– Non, je ne crois pas. Qui est-ce ?

– Tout ce que sais de lui, c’est qu’il était avec Baldvin à l’université, répondit Erlendur, qui préféra garder le silence sur ce qu’Orri Fjeldsted lui avait appris sur ce Tryggvi.

Quelques instants plus tard, ils prirent congé l’un de l’autre. Elle le regarda s’installer au volant de son véhicule garé sur le parking. C’était une vieille voiture noire avec des feux arrière de forme circulaire dont elle ne reconnaissait pas la marque. Mais au lieu de démarrer le moteur et de s’éloigner, Erlendur restait immobile. Bientôt, la fumée d’une cigarette s’éleva de la vitre entrouverte du conducteur. Quarante minutes s’écoulèrent jusqu’au moment où, finalement, les feux circulaires s’allumèrent et la voiture s’éloigna lentement.

Plus jeune, il avait désiré rêver de son frère. Il prenait des objets qui avaient appartenu à Bergur, un petit jouet ou un chandail que sa mère avait rangés avec soin car elle ne jetait jamais rien de ce que l’enfant avait possédé. Il les plaçait sous son oreiller avant de s’endormir, à chaque fois il en choisissait un nouveau. Au début, il avait voulu savoir si Bergur viendrait le visiter en rêve, s’il serait capable de l’aider à le retrouver. Plus tard, il avait simplement souhaité le voir, se souvenir de lui, de ce à quoi il ressemblait au moment où il s’était perdu.

Jamais Bergur ne lui était apparu en rêve.

Des dizaines d’années plus tard, alors qu’il se trouvait seul dans une chambre d’hôtel glacée, il avait enfin rêvé de lui. Le rêve s’était prolongé après son réveil et, du coin de l’œil, il avait aperçu son frère, quelque part à la frontière entre l’imaginaire et le réel, recroquevillé sur lui-même, grelottant de froid dans un angle de la chambre. Il avait eu l’impression qu’il aurait pu le toucher du doigt. Puis cette vision s’était dissipée et il s’était retrouvé seul avec, au fond du cœur, ce vieil espoir de retrouvailles qui jamais n’avaient eu lieu.

Après qu’elle eut trouvé Du côté de chez Swann au pied de la bibliothèque, l’angoisse de Maria diminua, elle se sentit mieux. Elle faisait moins de cauchemars. Les nuits où elle ne rêvait pas se firent plus nombreuses et son sommeil plus réparateur.

Baldvin se montrait plus compréhensif. Elle ignorait si c’était dû à sa peur de la voir franchir la limite entre la raison et la folie ou si ce signe envoyé par Leonora l’avait plus impressionné qu’il ne le laissait paraître.

– Peut-être que tu devrais aller consulter un médium ? avait-il suggéré un soir.

Maria l’avait regardé, déconcertée. Elle ne s’attendait pas à ça de la part de son mari qui avait toujours clamé son aversion pour les voyants. Voilà pourquoi elle avait gardé secrète sa visite chez Andersen. Elle n’avait pas voulu semer la discorde entre eux. Il lui semblait aussi que ce qui les concernait, elle et sa mère, relevait de son intimité.

– Je te croyais opposé à ce genre de chose, s’était-elle étonnée.

– C’est vrai, je… mais si cela peut t’apporter une forme d’aide, peu m’importe sa nature et sa provenance.

– Tu en connais, des médiums ? avait-elle demandé.

– Mmmh, non, avait répondu Baldvin, hésitant.

– Mais… ?

– J’ai entendu les cardiologues discuter de ça au boulot.

– De quoi donc ?

– De la vie après la mort. Il est arrivé un petit truc. Un homme est mort pendant deux minutes sur la table d’opération. Ils étaient en train de lui faire un pontage et son cœur s’est arrêté de battre. Au bout de plusieurs tentatives de réanimation, il est reparti. L’homme a ensuite raconté qu’il avait fait l’expérience de la mort.

– À qui donc ?

– À tout le monde. Aux infirmières, aux médecins. Il n’était pas croyant avant, mais il affirme que cette expérience l’a définitivement convaincu.

Il y avait eu un silence.

– Il a dit qu’il avait pénétré dans un autre monde, avait poursuivi Baldvin.

– Je ne t’ai jamais posé cette question, mais est-ce que des histoires de cette sorte se produisent souvent à l’hôpital ?

– Ça arrive qu’on entende ce genre de chose. Il y a même des gens qui ont tenté des expériences sur eux-mêmes pour savoir s’il existe une vie après la mort.

– Comment ça ?

– Des gens qui se sont plongés en mort artificielle. C’est un phénomène connu. Une fois, j’ai vu au cinéma un navet qui en parlait. Enfin bref, les médecins se sont tous mis à discuter de médiums et de voyants, et l’un d’entre eux en connaissait un bon que sa femme est allée consulter. Je me suis dit que… ça serait peut-être quelque chose pour toi.

– Comment il s’appelle ?

– C’est une femme, une certaine Magdalena. Je me suis dit que tu aurais peut-être envie d’aller la voir. On ne sait jamais, ça pourrait peut-être t’aider un peu.

15

La dernière résidence connue de Tryggvi était un squat crasseux et puant installé dans un taudis non loin de la rue Raudararstigur où il venait dormir avec trois autres clochards, d’anciens détenus et des ivrognes. C’était une maison en bois recouverte de tôle ondulée en attente de démolition avec des fenêtres cassées et un toit qui fuyait. Il y planait une forte odeur de pisse de chat, tout était couvert de détritus. Les quatre propriétaires qui en avaient hérité se disputaient âprement cette manne providentielle et avaient depuis longtemps négligé d’entretenir les lieux. On pouvait difficilement les considérer comme dignes d’avoir reçu ce bien en héritage, tant ils manquaient d’esprit d’initiative. Tryggvi avait quelques rares fois eu affaire à la police pour ivresse sur la voie publique et vagabondage. D’après les informations dont disposait Erlendur, c’était un homme paisible et solitaire. Il ne s’occupait de personne et personne ne s’occupait de lui. Parfois, quand un froid glacial s’abattait sur les rues de Reykjavik, il trouvait refuge au commissariat ou à l’Armée du Salut.