– Et vous ne l’avez pas vu depuis longtemps ?
– Non.
– Vous vous souvenez à quel endroit ?
– Ça serait pas à… C’était pas à… je m’en souviens pas. Demandez à Rudolf. Il est assis là-bas.
Il pointa son index vers la porte auprès de laquelle un homme solitaire vêtu d’un manteau bleu, sa bière devant lui, fumait une cigarette. Le regard rivé sur la table, il semblait totalement plongé dans son monde quand Erlendur s’installa face à lui. L’homme leva les yeux.
– Vous savez où je pourrais trouver Tryggvi ? interrogea Erlendur.
– Vous êtes qui ?
– Un ami. Un camarade d’université.
– Quoi ? Tryggvi est allé à l’université ?
Erlendur opina du chef.
– Vous savez où je pourrais le trouver, ceux-là m’ont dit qu’il était peut-être mort, précisa-t-il en indiquant le couple aux roulées d’un signe de la tête.
– Il n’est pas mort, répondit l’homme. Je l’ai croisé il y a deux ou trois jours. Si c’est bien le même Tryggvi. Je n’en connais pas d’autre. Il est vraiment allé à l’université ?
– Vous l’avez vu où ?
– Il m’a dit qu’il allait se trouver un travail et arrêter de boire.
– Ah bon ? répondit Erlendur.
– C’est pas la première fois que j’entends ça, nota l’homme. Je l’ai vu à la gare routière, il était en train de se raser dans les toilettes.
– Il est au BSI1 ?
– Parfois, oui. Il regarde passer les cars. Il passe toute la journée à regarder les autocars qui partent et qui arrivent.
16
Plus tard dans la journée, laissant la pluie au-dehors, Erlendur se plaça au milieu du restaurant Skulakaffi, à la recherche de la femme qu’il était venu y rencontrer. Assise, elle lui tournait le dos, penchée sur une tasse de lavasse, une cigarette consumée jusqu’au filtre entre les doigts. Il hésita l’espace d’un instant. Seules quelques tables étaient occupées : des livreurs qui feuilletaient les journaux, des ouvriers qui, venus prendre leur café en retard, achevaient d’avaler leurs viennoiseries et n’avaient plus que quelques minutes devant eux avant de reprendre le travail. Le lino usé et les chaises aux assises élimées étaient en harmonie avec leurs visages burinés et leurs mains calleuses. L’endroit ressemblait plus à une cantine pour les masses laborieuses qu’à un restaurant et n’avait pas été repeint depuis l’époque où Erlendur avait commencé à le fréquenter. Nulle part en ville, on ne trouvait meilleur petit salé nappé de sauce au lait sucrée. Il avait choisi cet endroit pour leur rencontre. Elle avait accepté sans difficulté, d’après Eva Lind.
– Bonjour, dit Erlendur en arrivant à la table.
Halldora leva les yeux de sa tasse.
– Bonjour, répondit-elle sans qu’on puisse déchiffrer quoi que ce soit dans sa salutation.
Il lui tendit la main et elle leva la sienne, mais seulement pour lever sa tasse dont elle avala une gorgée.
Il replongea sa main dans la poche de son imperméable et s’installa en face d’elle.
– Tu as su choisir l’endroit, observa-t-elle en écrasant son mégot.
– Ils font un excellent petit salé, nota Erlendur.
– Toujours aussi rustre, rétorqua Halldora.
– Je suppose, répondit-il. Comment vas-tu ?
– Fais-moi grâce des formules de politesse, demanda-t-elle en levant les yeux de la table.
– D’accord.
– Eva m’a raconté que tu t’étais mis en ménage avec une femme.
– On ne vit pas ensemble, répondit Erlendur.
– Ah bon ? Comment ça ?
– On se fréquente, elle s’appelle Valgerdur.
– Ah ouais.
Il y eut un silence.
– C’est n’importe quoi, déclara brusquement Halldora. Elle attrapa son paquet de cigarettes et son briquet sur la table pour les plonger dans la poche de son manteau. Je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête, continua-t-elle, déjà debout.
– Ne pars pas, pria Erlendur.
– Si, il faut que je parte. Je ne sais pas ce qu’Eva attendait de tout ça… mais c’est n’importe quoi…
Erlendur se pencha par-dessus la table et lui saisit le bras.
– Ne pars pas, répéta-t-il.
Leurs regards se croisèrent. Halldora retira sa main, puis se rassit lentement.
– Si je suis venue ici, c’est seulement parce que Eva l’a voulu, précisa-t-elle.
– Moi aussi, répondit Erlendur. On ne pourrait pas essayer de faire ça pour elle ?
Halldora sortit une nouvelle cigarette qu’elle alluma aussitôt. Erlendur crut voir l’inscription Majorque sur son briquet. Il ignorait qu’elle s’était offert un voyage au soleil. Peut-être l’avait-elle acheté pour conserver le souvenir de ces journées radieuses. Ou pour prolonger celui du sable brûlant de la plage. Un jour, elle avait voulu l’emmener avec elle au soleil et il avait refusé. Il lui avait dit qu’il n’avait rien à faire là-bas. Rien à faire ! avait-elle rétorqué. Les gens vont justement là-bas pour ne rien faire du tout !
– Eva s’en tire très bien, répondit Halldora.
– Et on ne ferait pas mal de suivre son exemple, reprit Erlendur. Je crois que ça l’aiderait si on arrivait à trouver ensemble un moyen de la soutenir.
– Il y a quand même un petit problème, rétorqua Halldora. Je ne veux rien avoir à faire avec toi. Je le lui ai dit et elle le sait. Je me tue à le lui répéter.
– Je peux tout à fait le comprendre.
– Le comprendre ? s’indigna Halldora. Je me fiche complètement de ce que tu comprends ou pas ! Tu as détruit notre famille. Tu as cela sur la conscience. Tu as tout simplement quitté la maison comme si tes enfants n’avaient pas la moindre importance à tes yeux. Tu crois franchement que tu comprends quoi que ce soit ?!
– Je n’ai pas tout simplement quitté la maison, contrairement à ce que tu affirmes, tu as tort. De plus, ce n’était pas très correct de raconter ça aux enfants.
– Pas très correct !
– On pourrait éviter de se disputer ? suggéra Erlendur.
– Tu es bien placé pour me juger !
– Je ne te juge pas du tout.
– Non, c’est ça, souffla Halldora. Tu as toujours évité toute forme de discussion. Tu as toujours fait ce que tu voulais et les autres n’avaient qu’à se taire. C’est bien comme ça que tu veux que les choses fonctionnent, non ?
Erlendur ne lui répondit pas. Il redoutait cette rencontre avec son ex-femme car il savait qu’elle le prendrait à partie. Dans l’esprit d’Halldora, le passé n’était pas plus oublié qu’enterré. En la regardant, il constatait combien elle avait vieilli, les muscles de son visage s’étaient relâchés, sa lèvre inférieure avançait légèrement, sa peau s’était couperosée autour des yeux et du nez. Autrefois, elle avait l’habitude de se maquiller, mais cela semblait n’avoir plus aucune importance à ses yeux. Erlendur supposait que, de son côté, l’image qu’il lui renvoyait était tout aussi déplorable.
– Nous avons commis des erreurs, reprit-il. J’ai fait une erreur et je dois vivre avec. J’aurais dû m’y prendre autrement, j’aurais dû me montrer plus ferme pour qu’on m’accorde un droit de visite. J’aurais pu essayer de mieux t’expliquer les choses. Je n’ai pas dû le faire suffisamment. Je regrette la manière dont tout cela s’est passé, mais il est trop tard pour y remédier. Ce n’est pas toi et moi, mais Sindri et Eva qui sont au centre de la question, peut-être d’ailleurs qu’ils le sont depuis le début. J’aurais pu faire mieux que ça, mais je t’ai laissée décider de tout et c’est toi qui avais la garde des enfants.
Halldora finit sa cigarette avant de l’écraser dans le cendrier. Elle en prit immédiatement une nouvelle qu’elle alluma avec son briquet Majorque. Elle aspira la fumée bleutée et la rejeta lentement.
– Vas-y, n’hésite pas à me mettre tout ça sur le dos.