– Combien de temps ? interrogea le policier.
– Deux minutes, peut-être moins. Ensuite, elle a perdu connaissance.
Le policier se leva et balaya le chalet du regard. Il ressemblait à une maison d’été islandaise tout ce qu’il y avait de plus banal, meublée d’un salon en cuir, d’une belle table de salle à manger et d’une cuisine aménagée récente. Les murs étaient couverts de livres. Il s’approcha de la bibliothèque où il vit les tranches en cuir des Contes populaires de Jon Arnason en cinq volumes. Des histoires de fantômes, pensa-t-il. Sur d’autres étagères, on trouvait de la littérature française, des romans islandais et divers objets, de la porcelaine ou de la faïence, ainsi que des photos dans leurs cadres, il lui semblait que trois d’entre elles représentaient la même femme à des âges divers. Sur les murs, des gravures, un petit tableau à l’huile et quelques aquarelles.
Il se dirigea vers ce qu’il pensait être la chambre du couple. On distinguait un creux sur l’un des côtés du lit. Des livres étaient posés sur la table de chevet. Au sommet de la pile, un recueil de poèmes de David Stefansson fra Fagraskogi, ainsi qu’un petit flacon de parfum.
S’il parcourait ainsi les lieux, ce n’était pas par simple curiosité. Il était à la recherche de traces de lutte, d’indices attestant que cette femme ne s’était pas rendue à la cuisine de son plein gré pour y prendre un tabouret, le placer sous la poutre, monter dessus et se passer la corde au cou. Tout ce qu’il découvrit n’indiquait rien d’autre qu’un décès discret, une mort presque polie.
Son collègue de la police de Selfoss vint l’interrompre.
– Alors, tu trouves quelque chose ? lui demanda-t-il.
– Rien. Il s’agit d’un suicide. C’est clair et net. Il n’y a pas le moindre élément qui indique le contraire. Elle a mis fin à ses jours.
– On dirait bien.
– Tu ne veux pas que je coupe la corde de la poutre avant notre départ ? Elle a un mari, non ?
– Oui, coupe-la. Son mari va revenir ici, sûrement.
Le policier ramassa la corde sur le sol et l’examina entre ses doigts. Le nœud coulant n’était pas des plus professionnels, il était maladroit et glissait difficilement. Il se dit qu’il parviendrait à un résultat nettement meilleur, mais on ne pouvait probablement pas exiger d’une femme de Grafarvogur qu’elle confectionne un objet pour se pendre plus parfait que celui-là. On n’avait pas du tout l’impression qu’elle s’était spécialement entraînée ou qu’elle avait planifié son acte avec méthode. C’était probablement un coup de folie passagère plutôt qu’une opération préméditée.
Il ouvrit la porte de la terrasse. Il suffisait de descendre deux marches et d’avancer de quelques pas pour rejoindre la rive du lac. Il avait gelé au cours des jours précédents et s’était couvert d’une fine pellicule de glace. Par endroits, elle atteignait la rive et formait comme une très mince vitre sous laquelle on voyait l’eau s’agiter.
3
Erlendur arriva au volant de sa voiture devant un banal pavillon de la banlieue de Grafarvogur, isolé au fond d’une impasse qui donnait sur une jolie rue résidentielle. Les maisons se ressemblaient toutes plus ou moins, peintes en blanc, en bleu, en rouge, avec leur garage et deux voitures garées devant. La rue était bien éclairée et proprette, les jardins soigneusement entretenus, l’herbe coupée, les arbres et les buissons taillés. On voyait des haies aux angles droits où qu’on pose le regard. Le pavillon paraissait un peu plus ancien que les autres constructions, il n’était pas dans le même style, n’avait ni bow-windows, ni colonnades prétentieuses devant l’entrée, ni véranda. Il était peint en blanc, surmonté d’un toit plat et, de la grande baie vitrée du salon, on voyait le Kollafjördur et la montagne Esja. Un charmant jardin joliment éclairé entourait la maison entretenue avec soin. Les buissons de potentille arbustive ou rampante, les roses sauvages et les pensées avaient été tués par l’automne.
Le froid des jours précédents avait été inhabituel, une bise piquante avait soufflé du nord. Le vent sec poussait les feuilles tombées des arbres le long de la rue et jusqu’au fond de l’impasse. Erlendur gara sa voiture et leva les yeux vers la maison. Il prit une profonde inspiration avant d’entrer. C’était le second suicide en une seule semaine. Peut-être était-ce l’automne et la perspective de l’hiver froid et sombre qui s’annonçait.
Comme d’habitude, c’était lui que la police de Reykjavik avait chargé de contacter le mari. Celle de Selfoss avait déjà décidé de confier l’affaire à la juridiction de la capitale afin qu’elle lui réserve le traitement adéquat, selon l’expression consacrée. Un pasteur avait été envoyé chez le mari. Les deux hommes étaient assis dans la cuisine lorsque Erlendur arriva. Ce fut le révérend qui vint lui ouvrir et l’accompagna jusqu’à la cuisine. Il se présenta comme le pasteur de la paroisse de Grafarvogur ; celui de Maria venait d’un autre quartier, mais on n’était pas parvenu à le joindre.
Baldvin, le mari, était assis, figé, à la table de la cuisine, vêtu d’une chemise blanche et d’un jean, mince mais solidement charpenté. Erlendur se présenta et le salua d’une poignée de main. Le pasteur se posta dans l’embrasure de la porte.
– Il faut que j’aille au chalet, déclara Baldvin.
– Oui, le corps a été… dit Erlendur en laissant sa phrase en suspens.
– On m’a dit que… commença Baldvin.
– On peut vous accompagner si vous voulez. Votre femme a été transférée à Reykjavik, à la morgue de Baronstigur. On a pensé que vous préféreriez qu’elle soit ici plutôt qu’à l’hôpital de Selfoss.
– Merci beaucoup.
– Il faudra que vous alliez l’identifier.
– Bien sûr. Évidemment.
– Elle était seule à Thingvellir ?
– Oui, elle est partie travailler là-bas il y a deux jours et devait revenir en ville ce soir. Elle m’a dit qu’elle rentrerait assez tard. Elle avait prêté le chalet à l’une de ses amies pour le week-end. Et elle allait peut-être attendre son arrivée.
– C’est son amie Karen qui l’a découverte. Vous la connaissez ?
– Oui.
– Et vous êtes resté ici, chez vous ?
– Oui.
– À quand remonte votre dernière conversation avec votre femme ?
– À hier soir. Avant qu’elle aille se coucher. Elle avait emporté son téléphone portable avec elle.
– Et elle ne vous a pas donné de nouvelles aujourd’hui ?
– Non, aucune.
– Elle ne vous attendait pas là-bas ?
– Non, on avait prévu de passer le week-end en ville.
– Mais elle attendait son amie ce soir, n’est-ce pas ?
– Oui, il me semble. Le pasteur m’a dit que Maria avait probablement… fait ça hier soir ?
– Le médecin doit encore définir l’heure du décès avec plus de précision.
Baldvin ne répondit rien.
– Elle avait déjà fait une tentative ? demanda Erlendur.
– Une tentative ? De suicide ? Non. Jamais.
– Vous aviez l’impression qu’elle allait mal ?
– Elle était un peu déprimée et triste, répondit Baldvin. Mais tout de même pas au point de… c’est…
Il éclata en sanglots.
Le pasteur lança un regard à Erlendur pour lui indiquer que cela suffisait pour l’instant.
– Excusez-moi, dit Erlendur en se levant. Nous reparlerons de tout cela plus tard. Vous voulez peut-être qu’on appelle quelqu’un qui pourrait rester avec vous ? On peut aussi contacter la cellule d’aide psychologique ? On peut…
– Non, cela… Je vous remercie.
En partant, Erlendur traversa le salon où se trouvaient de grandes bibliothèques. Il avait remarqué la présence d’une imposante jeep devant le garage à son arrivée.