– Je ne mets rien sur le dos de qui que ce soit, répondit Erlendur.
– Évidemment tu n’as aucune responsabilité, tu t’en sors sans dommage. C’est moi qui avais la garde des enfants ! C’est bien ce que tu viens de dire, c’est bien ta version ?
– Ce n’est pas ce que je voulais dire. Et je ne m’en sors pas…
– Tu crois peut-être que ma vie a été un lit de roses ? Divorcée, mère célibataire, deux enfants. Tu crois que ça ne pose aucun problème ?
– Non. S’il faut absolument trouver le coupable, alors c’est moi et personne d’autre. Je le sais, je le sais depuis le début.
– Parfait.
– Mais tu n’es pas entièrement innocente non plus, poursuivit-il. Tu m’as empêché de voir les enfants. Tu leur as menti à mon sujet. C’était ta vengeance. J’aurais dû exiger un droit de visite avec plus de fermeté. Ça a été ma plus grande erreur.
Halldora le fixait sans dire un mot. Erlendur ne la quittait pas des yeux non plus.
– Tes erreurs, ma vengeance, déclara-t-elle finalement.
Erlendur demeura silencieux.
– Tu n’as pas changé, nota-t-elle.
– Je refuse de me disputer avec toi.
– Peut-être, mais c’est pourtant ce que tu fais.
– Tu n’as pas vu ce qui était en train de se produire ? Tu ne pouvais pas réagir ? Tu ne pouvais pas cesser de t’apitoyer sur ton sort et ouvrir les yeux sur la tournure que prenaient les choses pour les enfants ? Je connais ma responsabilité et je me sais coupable de ne pas avoir vu à quel point ils allaient mal. Quand Eva m’a retrouvé et que j’ai constaté où elle en était arrivée, je me le suis reproché parce que j’ai compris que j’avais failli. Mais et toi, Halldora ? Pourquoi tu n’as pas pris le taureau par les cornes ?
Elle ne lui répondit pas immédiatement. Elle observa la pluie qui tombait au-dehors tout en jouant avec son briquet entre ses doigts. Erlendur s’attendait à ce qu’elle lui assène tout un sermon fielleux, il s’attendait à essuyer des réprimandes et des accusations. Mais elle se contentait de regarder la pluie et de fumer tranquillement sa cigarette. Sa voix était teintée de fatigue quand elle répondit aux questions d’Erlendur.
– Mon père était un simple ouvrier, comme tu sais. Il est né pauvre et l’était encore plus à sa mort. C’est pareil pour ma mère. Nous n’avons jamais rien possédé. Rien du tout. Je voulais une autre vie. Je voulais m’arracher à la pauvreté. Acheter un bel appartement. De jolis objets. Avoir un bon mari. J’ai cru que ce bon mari, c’était toi. J’avais l’impression de commencer une vie nouvelle, une vie qui nous apporterait un tout petit peu de bonheur. Ça ne s’est pas produit. Tu… tu es parti. Je me suis mise à boire. J’ignore ce qu’ont pu te dire Eva et Sindri. J’ignore ce que tu sais de mon existence, de notre quotidien avec les enfants, mais je peux te dire que ça n’avait rien du paradis. Je suis toujours mal tombée avec les hommes. Certains étaient tout simplement des salauds. J’en ai bavé tous les jours. J’ai vécu dans des appartements plus ou moins confortables. Parfois, on me jetait dehors avec les mômes. Parfois, je passais plusieurs journées de suite à boire. Je suppose que je ne me suis pas occupée des gamins aussi bien que j’aurais dû. Je suppose que la vie qu’ils ont eue jusqu’ici est encore pire que la mienne, surtout Eva, elle a toujours été plus influençable que Sindri, c’était une proie plus facile pour les inconnus et les milieux néfastes. Halldora aspira une nouvelle bouffée. Voilà. J’ai essayé de ne pas m’apitoyer sur mon sort. Je… je n’y peux rien si j’ai tendance à t’accuser de certaines épreuves que j’ai traversées.
– Je peux ? demanda Erlendur, la main tendue vers les cigarettes de celle qui avait été sa femme.
Elle avança vers lui le paquet et le briquet Majorque. Ils restèrent assis à fumer ainsi, plongés dans leurs pensées.
– Elle me posait beaucoup de questions sur toi, reprit Halldora. En général, je lui répondais que tu étais comme un de ces sales types avec lesquels je vivais parfois. Je sais bien que ce n’était pas très juste de ma part, mais qu’est-ce que je pouvais lui dire ? Qu’est-ce que tu aurais voulu que je lui dise ?
– Je n’en sais rien, répondit Erlendur. Ça n’a pas été une vie facile.
– Par ta faute.
Erlendur garda le silence. La pluie tombait doucement du ciel sombre de l’automne. Trois hommes en chemise à carreaux se levèrent et quittèrent les lieux après avoir lancé un remerciement au cuisinier.
– Les dés étaient pipés dès le début, reprit-elle.
– Oui, peut-être, convint Erlendur.
– Il n’y a pas de peut-être qui tienne.
– Soit.
– Et tu sais pourquoi ?
– Je crois savoir, oui.
– Les dés étaient pipés parce que j’étais complètement impliquée dans notre relation, observa Halldora.
– Oui.
– Et parce que cette implication n’a jamais été réciproque.
Erlendur ne répondit rien.
– Jamais, répéta-t-elle derrière un nuage de fumée.
– Je suppose que tu as raison, convint Erlendur.
Halldora poussa un soupir de dédain. Elle fuyait le regard d’Erlendur. Ils restèrent assis en silence un long moment. Enfin, elle toussota, tendit le bras vers le cendrier pour y écraser sa cigarette.
– Tu trouves vraiment que c’était juste ? interrogea-t-elle.
– Je suis désolé que les choses n’aient pas été réciproques, dit Erlendur.
– Désolé ! singea-t-elle. Tu crois que ça arrange quoi que ce soit ? Qu’est-ce que tu avais donc dans la tête ?
– Je n’en sais rien.
– Il ne m’a pas fallu longtemps pour m’en rendre compte, poursuivit Halldora. Pour comprendre que je ne comptais absolument pas à tes yeux. Malgré ça, je me suis entêtée. Comme une idiote. Et plus je te connaissais, plus je faisais d’efforts. J’aurais tout fait pour toi. Si seulement tu nous avais accordé un peu de temps et… Pourquoi donc as-tu laissé les choses aller aussi loin que ça ? Puisque, finalement, tu t’en fichais éperdument.
Les yeux plongés dans sa tasse, Halldora luttait contre les larmes. Ses épaules s’étaient affaissées, sa lèvre inférieure tremblait légèrement.
– J’ai commis des erreurs, répondit Erlendur. Je… je n’y comprenais rien, je ne savais pas comment m’y prendre. Je ne sais pas ce qui est arrivé. J’ai essayé d’y réfléchir le moins possible depuis. J’ai essayé de fuir ce chapitre de mon existence. Peut-être par lâcheté.
– Je ne t’ai jamais compris.
– Tu sais, Halldora, je crois que nous sommes très différents l’un de l’autre.
– Peut-être.
– Ma mère venait de mourir. Je me sentais plutôt seul. J’ai cru que…
– Que tu allais trouver une nouvelle mère ?
– J’essaie de t’expliquer ce que je ressentais à l’époque.
– Laisse tomber, rétorqua Halldora, ça n’a plus aucune importance.
– Il me semble en effet que nous ferions mieux de regarder l’avenir.
– Oui, probablement.
– Et que nous ferions mieux de penser à Eva, ajouta Erlendur. Il ne s’agit plus simplement de nous deux. Il y a longtemps que cela ne se résume plus à nous deux. Tu devrais le comprendre.
Ils se turent. Dans la cuisine, on entendait le bruit des assiettes. Deux hommes habillés tout en jean entrèrent et se dirigèrent vers le comptoir où ils commandèrent du café et une viennoiserie avant d’aller s’asseoir dans un coin. Un type en doudoune était assis tout seul à une table où il feuilletait un journal. Il n’y avait personne d’autre dans la salle.
– Tu as été une malédiction, déclara Halldora à voix basse. C’est ce que papa disait toujours de toi. Une malédiction.
– Ça aurait pu se passer autrement, répondit Erlendur. Si seulement tu t’étais montrée un peu plus compréhensive. Mais c’était trop douloureux pour toi, tu t’es enfermée dans la haine, l’amertume, et ça n’a pas changé. Tu m’as empêché de voir les enfants. Tu ne crois pas que ça suffit comme ça ? Tu ne trouves pas que le moment est venu de lâcher prise ?