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– Je t’en prie, mets-moi tout sur le dos !

– Ce n’est pas ce que je fais.

– Bien sûr que si !

– On peut au moins essayer pour Eva ?

– Je ne crois pas, non. Je n’ai aucune envie de venir soulager ta conscience.

– Tu ne veux pas qu’on essaie ?

– C’est trop tard.

– Cela n’aurait jamais dû se passer comme ça, regretta Erlendur.

– Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ? C’est toi qui as décidé.

Halldora ramassa son paquet de cigarettes et son briquet, puis se leva.

– C’est toi qui as décidé que ça se passerait comme ça, grommela-t-elle avant de sortir.

17

Les jours suivants, Erlendur se rendit à plusieurs reprises à la gare routière pour voir s’il n’y voyait pas Tryggvi. La description que lui avait donnée Rudolf au Napoléon était plutôt vague, mais il espérait qu’elle suffirait. La troisième fois qu’il passa au BSI, le car à destination d’Akureyri s’apprêtait à partir. Un petit groupe de passagers commençait à se préparer dans la salle d’attente. Le coup de feu de midi était terminé, le calme régnait dans la cafétéria qui proposait des plats chauds, des sodas et des sandwichs. On pouvait fumer aux tables situées le long des fenêtres qui donnaient sur le parking des bus à l’arrière de la gare. Un homme était assis là, seul, les mains cramponnées à un sac de supermarché en plastique jaune posé sur la table depuis laquelle il observait les gens qui s’embarquaient vers Akureyri. Il avait les cheveux hirsutes et portait une grosse balafre au menton, trace d’un accident passé ou de la lame d’un couteau. Ses grandes mains étaient sales, les ongles de son index et de son majeur noirs de crasse.

– Excusez-moi, demanda Erlendur tandis qu’il s’approchait de la table, vous vous appelez bien Tryggvi ?

L’homme lui opposa un regard méfiant.

– Qui êtes-vous ?

– Je m’appelle Erlendur.

– Bah… fit le clochard, qui ne semblait pas ravi de voir le premier venu l’apostropher.

– Je peux vous offrir un café ou quelque chose à grignoter ? proposa Erlendur.

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– J’avais envie de discuter un peu avec vous. Si ça ne vous dérange pas.

L’homme le jaugea du regard.

– Discuter avec moi ?

– Si vous, ça ne vous gêne pas.

– Qu’est-ce que vous me voulez ? ?

– Je peux vous offrir quelque chose ?

L’homme fixa longuement Erlendur, il ne savait trop que penser de cette intrusion.

– Vous pouvez me prendre du Brennivin, déclara-t-il enfin.

Erlendur lui renvoya un rictus, hésita l’espace d’un instant avant de se diriger vers le comptoir. Il y commanda deux cafés ainsi qu’un double Brennivin pendant que l’homme l’attendait près de la fenêtre d’où il regardait le car d’Akureyri s’éloigner lentement. Le serveur apporta le tout et Erlendur lui demanda s’il connaissait l’homme assis là-bas, dans l’espace fumeur.

– Vous voulez parler de ce clochard ? demanda-t-il en faisant un signe de la tête en direction de l’intéressé.

– Oui, il vient souvent ici ?

– Depuis plusieurs années, par période.

– Et que fait-il ?

– Rien, jamais rien, et il ne pose jamais le moindre problème. Je ne sais pas pourquoi il vient traîner là. Parfois, je le vois se raser dans les toilettes. Ensuite, il reste assis des heures et des heures à regarder les cars s’en aller. Vous le connaissez ?

– Un peu, répondit Erlendur. Rien qu’un tout petit peu. Et il ne va jamais nulle part ?

– Non, jamais. Pas une fois je ne l’ai vu monter dans un bus, répondit le serveur.

Erlendur ramassa sa monnaie et remercia, puis alla retrouver l’homme à côté de la fenêtre.

– Qui m’avez-vous dit que vous étiez ? demanda ce dernier.

– Vous êtes bien Tryggvi ? éluda Erlendur.

– Oui, c’est mon nom. Et vous, qui êtes-vous ?

– Je m’appelle Erlendur, je suis de la police.

Tryggvi retira lentement son sac en plastique de la table pour le poser au sol.

– Qu’est-ce que vous me voulez ? Je n’ai rien fait de mal.

– Je ne vous veux rien du tout, répondit Erlendur. Et je me fiche de ce que vous avez dans ce sac. À vrai dire, on m’a raconté sur vous une étrange histoire qui remonterait à l’époque où vous fréquentiez l’université et j’avais envie de savoir si elle avait un fond de vérité.

– À quel sujet ?

– Au sujet de… comment dirais-je… de votre mort.

Tryggvi fixa longuement Erlendur sans dire un mot. Il venait de vider d’une traite le verre de Brennivin que celui-ci avait repoussé vers son interlocuteur. Ses yeux délavés étaient profondément enfoncés sous ses épais sourcils. Il avait un visage bien en chair qui tranchait étonnamment avec son corps décharné, un grand nez qui portait les traces d’une cassure et des lèvres épaisses. Ses traits, qui s’étaient affaissés sous l’effet de la gravité, lui allongeaient presque trop le visage.

– Comment vous m’avez trouvé ici ?

– Par divers moyens, répondit Erlendur. Je suis, entre autres, passé au Napoléon.

– Qu’est-ce que vous vous voulez dire par ma mort ?

– J’ignore si c’est vrai, mais j’ai entendu parler d’une expérience pratiquée par des étudiants en médecine, disons plutôt par un étudiant en particulier. Vous étiez inscrit en théologie ou en médecine à l’époque, je ne me souviens plus exactement. Vous avez voulu prendre part à cette expérience. Il s’agissait de vous plonger en état de mort artificielle l’espace de quelques instants avant de vous ramener à la vie. C’est vrai ?

– Pourquoi vous voulez savoir ça ? demanda l’homme de sa voix éraillée et rugueuse due à l’alcool. Il palpa sa poche de chemise à la recherche de ses cigarettes et en sortit un paquet à moitié vide.

– Je suis curieux, répondit Erlendur.

Tryggvi lança un regard au verre de Brennivin, puis au policier qui se leva, se dirigea vers le comptoir et acheta une demi-bouteille de cette gnôle islandaise qu’il rapporta à la table. Il remplit le verre et posa la bouteille à côté de lui.

– Où est-ce que vous avez entendu cette histoire ? interrogea Tryggvi. Il vida le verre cul sec et le fit glisser vers Erlendur qui le remplit à nouveau.

– Elle est vraie ?

– Et alors ? Qu’est-ce que ça vous apportera de le savoir ?

– Rien, répondit Erlendur.

– Vous êtes vraiment flic ? demanda l’homme en avalant une gorgée.

– Oui. Et vous, vous êtes bien le Tryggvi en question ?

– C’est bien mon nom, en effet, répondit l’homme en balayant les lieux du regard. Je ne comprends pas ce que vous me voulez.

– Vous pouvez me raconter ce qui est arrivé ?

– Il n’est rien arrivé. Que dalle. Pas la moindre petite chose. Pourquoi vous venez me poser des questions là-dessus au bout de toutes ces années ? En quoi ça vous regarde ? En quoi ça regarde qui que ce soit ?

Erlendur voulait éviter d’effaroucher son interlocuteur. Il aurait pu raconter à ce clochard imbibé et crasseux qui empestait le rance à trois mètres que cela ne le regardait pas. Mais, alors, ce dernier ne lui dirait pas ce qu’il avait à cœur d’entendre. Au lieu de cela, il s’efforçait d’amadouer Tryggvi, s’adressait à lui d’égal à égal. Il remplit à nouveau son verre, lui alluma une cigarette, lui parla de choses et d’autres, de l’endroit où ils étaient assis, où on vendait encore des mâchoires de mouton grillées et de la purée de rutabaga comme dans l’ancien temps, à l’époque où les adolescents effectuaient la traditionnelle sortie du samedi soir avec les filles et où ils s’arrêtaient au BSI pour commander la spécialité. Le Brennivin, lui aussi, commençait à faire son effet. Tryggvi l’avalait sans compter, un verre en chassait un autre et il se montrait plus bavard. Erlendur orienta graduellement la conversation vers l’événement qui l’intéressait, vers cette époque où Tryggvi était à l’université et où quelques camarades avaient voulu tenter une expérience.