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Tryggvi avait fini par céder. Il ne savait pas exactement pourquoi il s’était laissé convaincre. Il manquait constamment d’argent, il voulait se retrouver en compagnie de Dagmar, son cousin se montrait pressant et, surtout, il était parvenu à réveiller sa curiosité pour la vie après la mort. Son cousin n’ignorait pas l’intérêt que, plus jeune, Tryggvi avait porté à la question : ils s’étaient interrogés sur Dieu, le paradis et l’enfer. Tous les deux étaient issus de familles très pieuses qui les avaient envoyés à l’école du dimanche, au catéchisme. Des familles qui se rendaient régulièrement à l’église et participaient à des activités au sein de la paroisse. Une fois adultes, les deux cousins n’étaient plus spécialement croyants. Ils s’étaient mis à douter de bon nombre de thèses, dont celles de la résurrection, de la vie éternelle et de l’existence du paradis. Tryggvi pensait que c’était la raison qui l’avait poussé à s’inscrire en théologie. Les doutes qu’il avait, ainsi que ces questions pressantes qui l’avaient poursuivi toute sa vie. Et si ? Et si Dieu existait vraiment ? Et s’il y avait réellement une vie éternelle ?

– Nous en avons discuté tellement souvent, avait plaidé le cousin.

– C’est une chose d’en discuter, c’en est…

– Ça ne durera qu’une minute. Tu auras une minute pour aller de l’autre côté.

– Mais je…

– Tu t’es inscrit en théologie pour obtenir ces réponses, avait coupé le cousin.

– Et toi ? avait objecté Tryggvi. Qu’est-ce que tu veux prouver ?

L’autre avait souri.

– Il ne se passe jamais rien et personne n’entreprend jamais quoi que ce soit, en tout cas pas un truc aussi génial. Ce sera passionnant de voir ce qu’il en est de cette histoire de grande lumière et de tunnel, et on en a la possibilité sans prendre trop de risques. On peut le faire.

– Pourquoi tu ne le fais pas toi-même ? Pourquoi tu ne veux pas qu’on t’endorme, toi ?

– Parce qu’il nous faut un bon médecin et, avec tout le respect que je te dois, mon cher, je suis meilleur médecin que toi.

Tryggvi avait lu des articles sur le procès des étudiants français. Ces derniers étaient parvenus à ramener leur camarade à la vie et il s’était parfaitement remis. Il affirmait être en aussi bonne santé qu’auparavant.

Le soir où ils décidèrent de mener l’expérience, le cousin de Tryggvi fêtait ses vingt-sept ans. Ils s’étaient donné rendez-vous à son domicile avec Dagmar et Baddi. De là, ils étaient partis à l’hôpital. Dans un bloc inoccupé, ils avaient installé une baignoire ainsi qu’un électrocardiographe et un défibrillateur. Tryggvi s’était allongé dans la baignoire où coulait en continu de l’eau froide sur de grands sacs de glace.

Peu à peu, son pouls s’était ralenti et il avait fini par perdre conscience.

– Je ne me souviens que du réveil, observa-t-il en suivant du regard l’arrivée d’un autocar vide. Il s’était mis à pleuvoir. Au sud, le ciel était chargé de nuages. La pluie ruisselait sur les vitres.

– Que s’est-il passé ? demanda Erlendur.

– Rien, répondit Tryggvi. Il n’est rien arrivé du tout. Je n’ai rien senti, rien vu. Aucun tunnel, aucune lumière. Que dalle. Je me suis endormi, puis réveillé. Voilà tout.

– L’expérience a réussi, ils sont parvenus à… à vous faire mourir ?

– Oui, d’après mon cousin.

– Où vit-il aujourd’hui ?

– Il est parti se spécialiser aux États-Unis et n’est jamais rentré en Islande.

– Et Dagmar ?

– J’ignore où elle est. Je ne l’ai pas revue depuis… depuis ce jour-là. J’ai arrêté la médecine, quitté l’université, et je suis parti en mer. C’était là que je me sentais le mieux.

– Vous vous sentiez mal ?

Tryggvi ne répondit rien.

– Ils ont tenté cette expérience une autre fois ? demanda Erlendur.

– Comment je le saurais ?

– Et vous vous en êtes totalement remis ?

– Je n’ai pas eu à me remettre de quoi que ce soit, observa Tryggvi.

– Et Dieu, alors ? Pas de Dieu ?

– Non, ni Dieu, ni paradis, ni enfer. Rien du tout. Mon cousin a eu la déception de sa vie !

– Vous vous attendiez à obtenir des réponses ?

– Peut-être. On était rudement impatients et excités.

– Et il n’y a rien eu.

– Non.

– La question est réglée.

– Oui, réglée.

– Vous êtes sûr ? Vous ne me cachez rien ?

– Non, confirma Tryggvi.

Ils se turent un long moment. Les clients étaient plus nombreux dans la cafétéria. Ils s’étaient assis avec leurs plateaux ou leurs tasses de café aux tables désertes, s’étaient procuré un journal avant de poursuivre leur route. De temps à autre, les haut-parleurs diffusaient des annonces.

– Depuis, c’est la dégringolade, observa Erlendur.

– Comment ça ?

– Votre vie, ce n’est pas franchement une partie de plaisir, précisa-t-il.

– Ça n’a rien à voir avec cette expérience débile. Ce n’est quand même pas ce que vous sous-entendez ?

Erlendur haussa les épaules.

– Vous venez ici depuis des années, à ce qu’on m’a dit, et vous restez assis comme ça, à la fenêtre.

Silencieux, Tryggvi plongeait son regard à travers les vitres ruisselantes de pluie, il fixait un point lointain, situé au-delà du cap de Reykjanes et du sommet de Keilir, qui se perdaient dans le lointain.

– Pourquoi restez-vous assis là ? s’enquit Erlendur d’une voix si basse qu’on l’entendait à peine.

Tryggvi lui lança un regard.

– Vous voulez vraiment savoir ce que j’ai découvert de l’autre côté ?

– Oui.

– La paix. J’ai trouvé la paix. Parfois, j’ai l’impression que je n’aurais pas dû revenir, que j’aurais dû rester là-bas.

Un bruit se fit entendre, quelqu’un avait laissé tomber un verre à côté du comptoir, les morceaux tournoyèrent sur le sol.

– J’ai trouvé une étrange tranquillité que je suis incapable de décrire, ni à vous, ni à personne. Ni d’ailleurs à moi-même. Après cette expérience, plus rien n’avait d’importance à mes yeux, que ce soient les autres, l’université ou mon environnement. La vie avait en quelque sorte cessé de m’intéresser. J’avais l’impression que ça ne me concernait plus.

Tryggvi hésita. Erlendur écoutait la pluie qui, impitoyablement, battait les vitres.

– Et après cette paix absolue…

– Oui ? encouragea Erlendur.

– À vrai dire, je n’ai pas eu le moindre répit, poursuivit Tryggvi, les yeux fixés sur le bus en partance pour Keflavik. J’ai constamment l’impression qu’il faut que j’aille quelque part, comme si j’attendais quelque chose, quelqu’un, ou comme si une personne dont j’ignore l’identité m’attendait en un lieu inconnu. Je ne sais ni qui je dois voir ni où je dois me rendre.

– Quelle est cette chose que vous croyez attendre ?

– Je n’en sais rien. Vous me prenez pour un cinglé. Les gens pensent que je suis dérangé.

– J’en ai rencontré de bien plus dérangés que vous, observa Erlendur.

Tryggvi suivit du regard le bus de Keflavik alors qu’il quittait la gare.

– Vous n’avez vraiment pas froid ? demanda-t-il à nouveau.

– Non, répondit Erlendur.

– Ça vous fait un drôle d’effet, de regarder comme ça les gens qui s’en vont, reprit Tryggvi au terme d’un long silence. De les voir monter dans ces bus, de voir ces bus les emmener au loin. Tout au long de la journée, des gens disparaissent.

– Vous n’avez jamais eu envie d’en prendre un ?

– Non, je ne vais nulle part, répondit Tryggvi. Pas pour tout l’or du monde. Je ne vais nulle part. Je ne laisse pas un car me déplacer. Où vont donc tous ces gens ? Dites-moi, où vont donc tous ces gens ?

Erlendur pensait que Tryggvi allait perdre le fil. Il s’efforça de retenir son attention encore un moment. Il observa ces mains crasseuses, ce visage allongé, et il lui vint subitement à l’esprit qu’il avait très peu de chance de croiser un individu qui tienne autant du revenant.