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– Eva, nous avons essayé. Ça ne donne rien. Pour l’instant. Je crois qu’il y a longtemps que nous nous serions réconciliés si nous l’avions voulu.

– Je lui ai raconté pour ton frère. Elle ignorait tout ça.

– En effet, je ne lui en ai jamais parlé. Pas plus qu’à quiconque. Je n’ai parlé de lui à personne durant des années.

– Elle était très surprise. Elle ne connaissait pas non plus tes parents, mes grands-parents. Elle m’a donné l’impression de savoir très peu de choses à ton sujet.

– C’était l’anniversaire de ta grand-mère avant-hier, observa Erlendur. Je me débrouillais toujours pour lui rendre visite ce jour-là.

– J’aurais bien aimé la rencontrer, répondit Eva Lind.

Erlendur leva à nouveau les yeux de son livre.

– Et elle aurait sûrement été heureuse de te connaître. Je suppose que ç’aurait été différent si elle n’était pas morte.

– Qu’est-ce que tu lis ?

– Une histoire tragique.

– Celle qui parle de ton frère ?

– Oui. J’aimerais bien… tu veux bien que je te la lise ?

– Ne te sens pas obligé à cause de ça, observa Eva Lind.

– À cause de quoi ?

– De votre comportement à toi et à maman.

– Non, j’ai envie que tu l’entendes. Je voudrais te la lire.

Erlendur prit le livre, trouva la page et se mit à lire d’une voix basse, mais déterminée, le récit de cette tempête déchaînée qui avait façonné son existence tout entière.

Tragédie sur la lande d’Eskifjardarheidi

Récit consigné par Dagbjartur Audunsson

Depuis des siècles, il existe un chemin qui traverse la lande d’Eskifjardarheidi et qui mène du village d’Eskifjördur jusqu’à la région de Fljotdalshérad. C’est une ancienne route qu’on parcourait à cheval. Elle part du versant nord de la rivière Eskifjardara, remonte la crête de Langahrygg, longe la rivière Innri-Steinsa, enjambe la vallée de la Vina, remonte les collines de Midheidarendi jusqu’au plateau d’Urdarflöt, en passant au pied des falaises d’Urdarkletti où elle quitte le territoire du village d’Eskifjördur. Au nord, on trouve la vallée de la rivière Thvera qui passe entre les montagnes Andri et Hardskafi, puis on a la montagne Holafjall et la lande de Selheidi, encore plus loin vers le nord.

La métairie de Bakkasel était autrefois le nom de la ferme située au fond du fjord d’Eskifjördur, le long de cette vieille route rejoignant la région de Fljotdalshérad. Elle est aujourd’hui abandonnée, mais au milieu du siècle le paysan Sveinn Erlendsson et sa femme Aslaug Bergsdottir l’occupaient. Ils avaient deux fils, âgés de huit et dix ans, Bergur et Erlendur. Sveinn possédait un petit élevage de moutons et était également instituteur à l’école primaire d’Eskifjördur. Le samedi 24 novembre 1956, le temps était froid mais clair, les routes et chemins peu praticables. Sveinn voulut partir à la recherche de moutons qui s’étaient échappés de sa bergerie. Les prévisions étaient des plus incertaines, comme toujours à cette époque de l’année, et peu d’endroits se trouvaient encore exempts de neige. Dès le point du jour, lui et ses deux fils quittèrent la métairie de Bakkasel à pied. Sveinn avait prévu de rentrer avant la nuit.

Ils remontèrent d’abord la vallée de la Thvera et passèrent au pied de la montagne Hardskafi sans trouver trace des bêtes. Puis, ils obliquèrent vers le sud et traversèrent la lande d’Eskifjardarheidi d’où ils redescendirent lentement en longeant les crêtes de Langahrygg mais, quand ils arrivèrent aux falaises d’Urdarkletti, le temps se dégrada de façon soudaine. Cela ne disait rien de bon à Sveinn qui décida sur-le-champ de rebrousser chemin. Mais, en un clin d’œil, la pire des tempêtes s’était abattue sur eux, une bise violente soufflait du nord, accompagnée d’abondantes chutes de neige. Le temps se dégrada encore, on n’y voyait pas à un mètre. Ils se retrouvèrent pris dans un tourbillon aveuglant qui, bientôt, sépara les deux garçons de leur père. Ce dernier les chercha très longtemps. Il appela. Il cria, mais en vain, et parvint finalement à quitter la lande en suivant la rivière Eskifjardara jusqu’à la métairie de Bakkasel. La force des bourrasques était telle qu’il ne pouvait se tenir debout et qu’il dut parcourir la fin du chemin à quatre pattes. En arrivant chez lui, il était très mal en point, couvert de glace, il avait perdu son bonnet et presque la raison.

On téléphona à Eskifjördur pour qu’ils envoient de l’aide et la nouvelle se répandit bientôt que les deux enfants luttaient pour survivre au milieu de ce temps déchaîné qui, maintenant, atteignait la vallée et les habitations. Des sauveteurs se rassemblèrent à Bakkasel dans la soirée, mais il était impossible d’entreprendre des recherches tant que la tourmente ne se serait pas un peu apaisée et que le jour ne serait pas levé. Ce furent des heures éprouvantes pour Sveinn et sa femme qui savaient leurs deux fils piégés dans le blizzard, là-haut sur la lande. Très abattu, le père des enfants supportait à peine la présence humaine, terrassé, rendu fou de douleur. Considérant que le sort de ses fils était d’ores et déjà scellé, il ne se souciait ni de l’organisation des recherches ni des sauveteurs alors qu’Aslaug, la maîtresse de maison, était en première ligne quand ces derniers partirent enfin, dès l’aube, le lendemain.

On avait alors fait appel aux brigades de secours de Reydarfjördur, de Neskaupsstadur et de Seydisfjördur, ce qui représentait un nombre d’hommes considérable. Le temps s’était beaucoup apaisé, mais l’épais manteau neigeux ralentissait les recherches. Ils firent d’abord route vers la lande d’Eskifjardarheidi, équipés de longues piques qu’ils enfonçaient dans la poudreuse. Ils tentèrent de retrouver la trace des deux enfants, mais en vain. On pensait que les deux frères étaient ensemble et qu’ils étaient probablement enterrés dans la neige qui était tombée sans relâche toute la nuit. Ils avaient disparu depuis environ dix-huit heures au début des recherches et le froid glacial qui régnait dans les montagnes indiquait clairement que les sauveteurs menaient une course contre la montre.

À leur départ, les frères étaient bien équipés. Ils portaient d’épaisses vestes rembourrées, des écharpes et des bonnets. Après quatre heures de recherches incessantes, on trouva une écharpe. Aslaug affirma qu’elle appartenait à l’aîné. Les recherches redoublèrent d’intensité sur la zone concernée. Halldor Brjansson, un sauveteur de Seydisfjördur, crut percevoir une résistance en enfonçant sa pique. On se mit à creuser et le frère aîné apparut à la surface, couché sur le ventre, comme s’il était tombé en avant de tout son long. Il était en vie, mais en état d’hypothermie, et des engelures avaient commencé à se former sur ses doigts et ses pieds. Inconscient, il était incapable de fournir le moindre renseignement sur l’endroit où son frère aurait pu se trouver. On dépêcha le plus rapide des sauveteurs pour qu’il rapporte du lait chaud. Les hommes se relayèrent pour porter le garçon depuis la lande jusqu’à la métairie de Bakkasel où se trouvait un médecin qui l’examina et expliqua comment le réchauffer. Il pansa les engelures et, les heures passant, l’enfant revint à lui, même s’il avait un moment semblé presque perdu. Il s’en était fallu de peu qu’il ne périsse gelé.

On continua de passer au peigne fin l’endroit où le fils aîné avait été retrouvé, mais en vain. Il semblait que le frère cadet avait été poussé par le vent en direction de la vallée de la Thvera et de la montagne Hardskafi. La zone de recherches fut à nouveau élargie quand la nouvelle parvint aux sauveteurs depuis Bakkasel que les deux enfants avaient été séparés et que l’aîné ignorait ce qu’il avait pu advenir de son petit frère. Il avait déclaré qu’ils étaient restés ensemble un long moment, mais que les bourrasques avaient fini par les séparer. Il l’avait cherché, avait crié son nom, jusqu’à ce que, complètement épuisé, il tombe à plusieurs reprises dans la neige. On rapporta que le garçon était inconsolable et qu’il supportait à peine la compagnie des autres. Il n’avait qu’une idée en tête, remonter dans la montagne à la recherche de son frère et le médecin avait dû lui administrer un calmant.