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La nuit tomba à nouveau, le temps se dégrada derechef et les sauveteurs durent se mettre à l’abri. À ce moment-là, des renforts avaient été envoyés d’Egilsstadir. On avait installé un central à Eskifjördur. Dès l’aube, le lendemain matin, une foule de gens reprirent les recherches, aussi bien sur la lande que dans la vallée de la Thvera ou sur les flancs des montagnes Andri et Hardskafi. On essaya de calculer la route de l’enfant après qu’il avait été séparé de son frère. Les recherches engagées sur ces zones restèrent sans résultat, on explora très loin vers le nord et le sud, mais le garçon demeurait introuvable. On y consacra la journée, jusqu’au soir.

Les recherches continuèrent plus d’une semaine, sans que jamais on ne retrouve l’enfant. Diverses hypothèses furent émises sur le sort qu’il avait connu : on aurait dit que la terre l’avait simplement englouti. Certains pensaient qu’il était tombé dans la rivière Eskifjardara et que le courant l’avait emporté jusqu’à la mer, d’autres étaient d’avis que le vent l’avait poussé plus haut qu’on ne l’imaginait dans les montagnes. D’autres encore considéraient qu’alors qu’il se trouvait sur le chemin du retour, il s’était enlisé dans les sables mouvants qui se trouvent au fond de la vallée de l’Eskifjördur.

On souligna combien la douleur de Sveinn Erlendsson était immense après ce qui était arrivé à ses fils. Plus tard, le bruit courut dans la région que sa femme Aslaug avait tenté de le dissuader d’emmener les deux enfants avec lui sur la lande, mais qu’il avait refusé de l’écouter.

Le frère aîné se remit de ses engelures, mais, après l’événement, on le décrivit comme solitaire et apathique. On affirma qu’il avait passé son temps à chercher les restes de son frère tout le temps que la famille demeura à la métairie de Bakkasel. Deux ans après le drame, ils quittèrent la région et partirent pour Reykjavik. Comme il a déjà été dit, la métairie de Bakkasel fut laissée à l’abandon.

Erlendur referma le livre et passa sa main sur la couverture usée. Eva Lind était assise, silencieuse, dans le canapé. Un long moment s’écoula avant qu’elle ne tende le bras vers son paquet de cigarettes.

– Solitaire et apathique ? interrogea-t-elle.

– Ce vieux Dagbjartur n’épargnait personne, observa Erlendur. Il aurait pu s’abstenir de propos aussi durs. Il n’avait aucun moyen de savoir si j’étais effectivement solitaire et apathique. Il ne m’a jamais vu. Il connaissait très très peu tes grands-parents. Il tenait ses informations des sauveteurs. Les gens devraient se garder d’imprimer les racontars et les ragots qui leur sont parvenus aux oreilles en les prenant pour argent comptant. Il a réussi à blesser ma mère, ce qui était tout à fait inutile.

– Sans parler de toi.

Erlendur haussa les épaules.

– Il y a si longtemps. Je n’ai jamais voulu trop montrer ce récit, sans doute pour respecter la mémoire de ma mère. Ce texte ne lui plaisait pas.

– Mais c’est vrai ? C’est vrai qu’elle ne voulait pas que vous alliez avec votre père ?

– Elle y était opposée, en effet. Mais, plus tard, elle ne lui a jamais reproché ce qui est arrivé. Évidemment, elle était furieuse et folle de douleur, mais elle savait que ce n’était pas une question d’innocence ou de culpabilité. La question, c’était la survie, c’était de survivre dans la lutte contre la nature. Ce voyage était nécessaire et on ne pouvait pas prévoir qu’il serait à ce point périlleux.

– Et ton père, qu’est-ce qui lui a pris ? Pourquoi il n’a rien fait ?

– En réalité, je n’ai jamais compris. Il est redescendu de la lande en état de choc, persuadé que Bergur et moi étions morts tous les deux. On aurait dit que tout désir de vivre l’avait déserté. Il avait réussi à s’en tirer de justesse après nous avoir perdus dans cette tempête. Lorsque la nuit est tombée et que le blizzard s’est déchaîné avec encore plus de violence, il a semblé perdre le peu d’espoir qui lui restait, à ce que m’a dit ta grand-mère. Assis sur le bord du lit dans la chambre, il ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour de lui. Évidemment, il était fatigué et sa lutte contre le froid l’avait épuisé. Quand on est venu lui dire qu’on m’avait retrouvé, il a retrouvé un semblant d’énergie. Je me suis faufilé dans la chambre et il m’a simplement serré dans ses bras.

– Il devait être soulagé.

– Oui, il l’était, mais je… j’ai été envahi par un étrange sentiment de culpabilité. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi j’avais été sauvé et pourquoi Bergur avait péri. En fait, je ne le comprends toujours pas. J’avais l’impression d’y avoir été pour quelque chose, l’impression que c’était ma faute. Peu à peu, je me suis enfermé avec ces pensées. Solitaire et apathique. Peut-être que, finalement, il a très bien décrit les choses, ce Dagbjartur.

Ils gardèrent le silence un long moment jusqu’à ce qu’Erlendur repose le livre.

– Ta grand-mère a tout rangé et nettoyé soigneusement avant notre départ. J’ai vu des maisons abandonnées où on pourrait croire que les gens sont partis dans la précipitation, qu’ils ont disparu sans même jeter un regard en arrière, en laissant les assiettes sur la table, la vaisselle dans le buffet, les meubles dans la salle à manger, les lits dans les chambres. Ta grand-mère a vidé notre maison avec soin en ne laissant rien, elle a emporté les meubles à Reykjavik et donné le reste. Personne n’a voulu habiter là-bas après notre départ. Notre maison a été abandonnée. Ça engendre un étrange sentiment. Le dernier jour, on passait d’une pièce à l’autre et j’ai perçu un drôle de vide qui m’habite depuis lors. On aurait dit qu’on laissait notre vie à cet endroit, derrière ces vieilles portes et ces fenêtres vides. On aurait dit qu’on n’avait plus de vie. Que des forces nous l’avaient arrachée.

– Comme elles vous avaient arraché Bergur ?

– Parfois, j’aimerais qu’il me laisse tranquille, qu’une journée entière passe sans qu’il vienne dans mes pensées.

– Et ça n’arrive jamais ?

– Non, ça n’arrive jamais.

21

Assis dans sa voiture devant l’église, Erlendur fumait une cigarette en réfléchissant aux hasards de l’existence. Depuis longtemps, il se demandait comment de simples coïncidences pouvaient façonner le destin des gens, décider de leur vie et de leur mort. Son travail quotidien le confrontait à de tels hasards. Plus d’une fois, il était arrivé sur la scène d’un crime parfaitement gratuit, imprévisible et où il n’existait aucun lien entre l’assassin et sa victime.

L’un des exemples les plus terribles qui lui venait à l’esprit était celui d’une femme, assassinée alors qu’elle rentrait chez elle après être allée faire une course au magasin d’alimentation dans l’une des banlieues de la ville. La boutique en question était, à l’époque, l’une des rares à rester ouverte le soir. Cette femme avait croisé le chemin de deux individus bien connus des services de police. Ces derniers avaient tenté de la voler, mais, étonnamment résolue, elle s’était cramponnée à son sac à main. Un de ces multirécidivistes était armé d’une petite matraque avec laquelle il avait frappé la victime à la tête par deux fois. Lorsque l’ambulance était arrivée aux urgences, la femme était décédée.