Qu’est-ce qui pouvait pousser quelqu’un à vouloir mourir et quitter un tel foyer ? pensa-t-il. Il n’y avait donc rien ici pour vous donner envie de vivre ?
Il savait bien que les réflexions de ce genre étaient vaines. L’expérience montrait que les suicides étaient parfaitement imprévisibles et indépendants des conditions financières du foyer. Ils suscitaient souvent la plus grande des surprises. Ils touchaient des gens de tout âge, des jeunes, des gens d’une cinquantaine d’années et des vieillards qui, un jour, décidaient d’écourter leur vie. Parfois, ils avaient derrière eux une longue série de dépressions et de tentatives ratées. Dans d’autres cas, leur geste prenait leurs amis et leurs familles au dépourvu. On n’imaginait pas qu’il souffrait à ce point. Elle ne disait jamais rien. Comment aurions-nous pu savoir ? Les proches restaient là, accablés de douleur, avec des regards interrogateurs, incrédules, et un tremblement terrifié dans la voix : pourquoi ? J’aurais dû le voir arriver ? J’aurais dû être plus attentif ?
Baldvin raccompagna Erlendur à la porte.
– Je crois savoir que Maria a perdu sa mère il y a quelque temps.
– En effet.
– Et son décès l’a beaucoup affectée ?
– Oui, ç’a été un gros choc pour elle, répondit le mari. Il n’empêche que c’est incompréhensible. Même si elle était légèrement déprimée ces derniers temps, son geste est inexplicable.
– Évidemment, fit Erlendur.
– Naturellement vous êtes confrontés à des cas semblables, n’est-ce pas ? interrogea Baldvin. Des suicides ?
– Nous en avons toujours quelques-uns, répondit Erlendur. Malheureusement.
– Est-ce que… Elle a souffert ?
– Non, répondit Erlendur, sans hésiter. Elle n’a pas souffert.
– Je suis médecin, informa Baldvin. C’est inutile de me mentir.
– Je ne vous mens pas, répondit Erlendur.
– Ça faisait sacrément longtemps qu’elle était déprimée, reprit Baldvin, mais elle n’a jamais voulu d’aide. Elle aurait peut-être dû aller voir quelqu’un. Peut-être que j’aurais dû mieux mesurer l’épreuve qu’elle traversait. Elle était très proche de sa mère. Elle ne parvenait pas à accepter son décès. Leonora n’avait que soixante-cinq ans, elle est morte dans la fleur de l’âge. Emportée par un cancer. Maria s’est occupée d’elle jusqu’au bout et je ne suis pas certain qu’elle s’était remise de sa mort. Leonora n’avait pas d’autre enfant à part elle.
– On imagine sans peine que c’était pour elle un lourd fardeau à porter.
– C’est peut-être difficile de se mettre à sa place, remarqua Baldvin.
– Oui, évidemment, convint Erlendur. Et son père ?
– Il est mort lui aussi.
– Elle était croyante ? demanda Erlendur, en regardant la statuette de Jésus sur la commode du vestibule. À côté était posé un exemplaire de la Bible.
– Oui, répondit le mari. Elle allait à l’église. Elle était beaucoup plus croyante que moi. Et sa foi se renforçait avec les années.
– Et vous, vous ne croyez pas ?
– Je ne dirais pas ça, non. Baldvin poussa un profond soupir. C’est… tout ça est tellement irréel, excusez-moi, mais je…
– Oui, excusez-moi, j’ai terminé, déclara Erlendur.
– Dans ce cas, je vais descendre à la morgue de Baronstigur.
– Parfait. Le corps sera examiné par un médecin légiste. C’est la procédure habituelle dans les cas comme celui-ci.
– Je comprends, conclut Baldvin.
La maison se retrouva bientôt déserte. Erlendur suivit la voiture du pasteur et de Baldvin. Alors qu’il quittait l’accès du garage, il jeta un œil dans le rétroviseur et crut voir bouger les rideaux du salon. Il posa son pied sur le frein et regarda longuement dans le rétroviseur. Il ne décela pas le moindre mouvement à la fenêtre. Il était persuadé d’avoir mal vu lorsqu’il leva le pied du frein pour continuer sa route.
Maria ne supportait aucune compagnie au cours des premières semaines et des mois qui avaient suivi le décès de Leonora. Elle ne voulait pas de visites et avait cessé de répondre au téléphone. Baldvin avait pris deux semaines de congé, mais plus il voulait en faire pour elle, plus elle exigeait qu’on la laisse tranquille. Il lui avait procuré des médicaments contre cette dépression et cette torpeur, mais elle les avait refusés. Il connaissait un psychiatre disposé à la prendre en consultation, mais elle avait dit non. Elle affirmait qu’elle allait se sortir toute seule de son deuil. Cela prendrait du temps et il faudrait qu’il soit patient. Elle avait déjà réussi une fois avant et elle y parviendrait à nouveau maintenant.
Elle reconnaissait cette angoisse, cette mélancolie, ce manque d’allant, cet état d’apesanteur et cet épuisement mental qui la privaient de son énergie en la rendant indifférente à tout ce qui ne concernait pas l’univers intime qu’elle s’était forgé sur le terreau de sa souffrance. Nul n’était autorisé à poser le pied dans cet univers-là. Elle avait déjà été confrontée à cela après le décès de son père. Mais alors, elle avait encore sa mère, qui était pour elle une force inépuisable. Maria avait constamment rêvé de son père les premières années après son décès et nombre de ces rêves se transformaient en des cauchemars qui ne lui laissaient aucun répit. Elle avait souffert d’hallucinations. Il se manifestait à elle avec une telle intensité qu’elle avait parfois l’impression qu’il était encore en vie. Qu’il n’était pas mort. La journée, elle percevait sa présence et jusqu’à l’odeur de ses cigares. Par moments, il lui semblait qu’il était à ses côtés et observait chacun de ses mouvements. Elle n’était encore qu’une enfant et s’imaginait qu’il lui rendait visite depuis un autre monde.
Leonora, sa mère, était réaliste ; elle lui affirmait que ces visions, ces bruits qu’elle entendait et ces odeurs qu’elle percevait étaient simplement dus au deuil, ils étaient sa réaction au décès de son père. Ils étaient très proches et sa mort avait été un tel choc pour elle que son subconscient le rappelait à la vie : parfois, il suscitait son image, parfois une odeur attachée à sa personne. Leonora parlait d’un œil intérieur doté d’une telle puissance qu’il avait la capacité de donner à ses visions l’illusion de la vie. Le choc l’avait rendue fragile, ses sens étaient vacillants et exacerbés, ils engendraient des hallucinations qui disparaîtraient avec le temps.
– Mais si ce n’était pas cet œil intérieur dont tu me parlais constamment ? Si ce que j’ai vu à la mort de papa était une chose qui se trouve à la frontière entre deux mondes ? Peut-être qu’il voulait entrer en contact avec moi ? Me dire quelque chose ?
Maria était assise sur le bord du lit de sa mère. Les deux femmes avaient discuté de la mort de manière directe, lorsqu’il était évident que le destin de Leonora était scellé.
– J’ai lu tous ces livres que tu m’as apportés sur cette fameuse lumière et ce tunnel, avait observé Leonora. Il y a peut-être un fond de vérité dans ce que racontent ces gens. À propos du tunnel qui mène à l’éternité. De la vie éternelle. Je ne vais plus tarder à le savoir.
– Il y a tellement de descriptions précises, avait répondu Maria. À propos de gens qui sont morts et sont revenus. Qui ont approché la mort au plus près. Des descriptions sur la vie après la mort.
– On a discuté de ça tellement souvent…
– Pourquoi ne seraient-elles pas vraies ? Au moins certaines d’entre elles ?
Les yeux mi-clos, Leonora avait regardé sa fille accablée, assise à ses côtés. La maladie avait presque plus affecté Maria que la malade elle-même. L’imminence de la mort de sa mère lui était insupportable. Quand Leonora partirait, elle se retrouverait seule.