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Erlendur se gardait de confondre les hasards et le reste. Il savait mieux que quiconque par son travail que, parfois, les coïncidences étaient organisées. Elles pouvaient être soigneusement agencées dans la vie d’individus qui jamais ne soupçonnaient quoi que ce soit. Dans ce cas, les événements ne portaient plus le nom de hasard. On pouvait les définir de diverses manières, mais dans la profession d’Erlendur il existait un seul mot pour le faire et c’était le mot crime.

Alors qu’il retournait ces pensées dans sa tête, la lumière extérieure s’alluma, la porte s’ouvrit et une femme en sortit. Elle referma derrière elle, se dirigea vers la voiture garée devant la maison, s’installa au volant et démarra. Elle dut s’y reprendre à trois fois pour que le véhicule consente enfin à avancer et à quitter la rue dans un vacarme considérable. Erlendur se fit la réflexion que, probablement, le pot d’échappement avait rendu l’âme.

Il suivit la voiture du regard, démarra sa vieille Ford et commença à suivre la femme. Il ne savait pas grand-chose de celle qu’il prenait en filature. Après sa visite chez le professeur d’art dramatique, il s’était un peu penché sur la carrière de cette Karolina Franklin. Son véritable nom était Karolina Franklinsdottir, mais elle en avait retiré le suffixe dottir qui signifiait “fille de” afin de lui conférer l’apparence d’un nom de famille : son ancien professeur avait observé que ça en disait long sur le personnage. Cette fille est très superficielle, avait-il déclaré. Elle n’a rien là-dedans, avait-il ajouté en frappant son index sur sa tempe. Erlendur avait découvert que Karolina travaillait comme assistante de direction dans un important groupe financier. Divorcée et sans enfant, elle ne s’était pas produite en public depuis des années. Le rôle de Magdalena dans Flamme d’espérance avait été son dernier : d’après Johannes, elle y avait incarné une ouvrière suédoise qui, ayant découvert l’infidélité de son mari, ruminait sa vengeance.

Erlendur suivit Karolina jusqu’à la location de vidéos du quartier, il la regarda choisir un film et s’acheter quelques friandises avant de repartir vers son domicile.

Pendant environ une heure, il resta assis dans sa voiture devant chez elle, fuma deux cigarettes de plus avant de quitter la rue et de rentrer chez lui.

25

Le directeur général de la banque le reçut sans attendre. Il vint le retrouver à l’accueil, le salua d’une poignée de main vigoureuse et l’invita à le suivre dans son bureau. L’homme avait une cinquantaine d’années et portait une tenue d’une grande élégance : un costume à petits carreaux avec cravate assortie et des chaussures vernies qui brillaient de tous leurs feux. De la même taille qu’Erlendur, il était d’un abord souriant et amical et expliqua qu’il rentrait tout juste d’un voyage à Londres où, en compagnie de quelques clients, ils avaient assisté à un match de football important. Erlendur connaissait vaguement le nom des équipes, mais cela n’allait pas plus loin. Le directeur général avait l’habitude de recevoir des clients fortunés qui désiraient bénéficier d’un service aussi rapide que souple. Erlendur savait que cet homme avait gravi les échelons à force de travail, de persévérance, d’endurance et grâce à son sens du service, ce qui était chez lui des qualités innées. Ils s’étaient souvent croisés depuis l’époque où il avait débuté comme simple caissier. Les deux hommes s’étaient bien entendus, surtout quand Erlendur avait découvert que le caissier n’était pas né à Reykjavik, mais qu’il avait passé son enfance dans une petite ferme de la région de l’Öraefi jusqu’au moment où sa famille avait cessé l’exploitation pour déménager à la capitale.

Il offrit un café à Erlendur et ils s’installèrent dans le coin salon de ce bureau des plus spacieux. Ils parlèrent de l’élevage des chevaux dans l’est de l’Islande et abordèrent la question du développement de la criminalité à Reykjavik, conséquence directe de la consommation croissante de stupéfiants. Une fois que ces deux sujets de conversation leur semblèrent se tarir, Erlendur fut pris d’une subite inquiétude : bien que rien ne l’indique encore, le directeur général allait sûrement devoir reprendre sa tâche consistant à engranger des milliards pour le compte de la banque. Erlendur en vint donc à l’affaire qui l’amenait.

– Il y a naturellement bien longtemps que vous avez cessé de collaborer avec la police, observa-t-il en balayant le bureau du regard.

– D’autres personnes se consacrent désormais à cette tâche, répondit le directeur qui lissait sa cravate. Désirez-vous les interroger ?

– Non, pas du tout. C’est vous que je suis venu voir.

– De quoi s’agit-il ? Auriez-vous besoin d’un prêt ?

– Non.

– D’une autorisation de découvert ?

Erlendur secoua la tête. Jamais il n’avait été confronté à de véritables problèmes financiers. Son salaire lui avait toujours suffi, sauf à l’époque où il avait acheté son appartement, mais il n’avait jamais eu d’autorisation de découvert ou contracté d’autres crédits que son emprunt-logement, qui serait bientôt entièrement soldé.

– Non, rien de ce genre, répondit-il. Mais c’est personnel et il faut que ça reste entre nous. À moins que vous ne vouliez que la police me flanque à la porte.

Le directeur sourit.

– Vous y allez peut-être un peu fort. Pourquoi vous mettraient-ils à la porte ?

– On ne sait jamais quelle mouche peut piquer ces gars-là. Vous croyez aux fantômes ? C’est généralement le cas des gens de l’Öraefi, non ?

– Un peu, oui ! Mon père pourrait vous raconter des tas d’histoires. Il dit qu’ils sont tellement présents dans le monde qu’ils devraient payer l’impôt sur le revenu.

Ce fut au tour d’Erlendur de sourire.

– Vous enquêtez sur les fantômes ? interrogea le directeur.

– C’est bien possible.

– Des fantômes qui sont clients chez nous ?

– Je peux vous donner un nom, répondit Erlendur. Et un numéro d’identification. Je sais qu’il est client chez vous. Et sa femme défunte l’était également.

– C’est elle, le fantôme ?

Erlendur hocha la tête.

– Vous avez besoin de renseignements sur le mari ?

Erlendur hocha à nouveau la tête.

– Pourquoi ne passez-vous pas par la voie… conventionnelle ? Vous n’avez pas de mandat ?

Erlendur secoua la tête.

– C’est un criminel ?

– Non, probablement pas.

– Probablement pas ? Vous enquêtez sur cet homme ?

Erlendur hocha la tête.

– De quoi s’agit-il exactement ? Que cherchez-vous ?

– Je ne peux pas vous le dire.

– Qui est-ce ?

Erlendur secoua la tête.

– Je n’ai même pas le droit de le savoir ?

– Non. Je sais que ma requête est inhabituelle, voire inconcevable pour d’honnêtes gens comme vous, mais je voudrais examiner le compte en banque de cet homme et je ne peux pas le faire en recourant aux moyens légaux. Malheureusement. Je le ferais si je le pouvais, mais c’est impossible.