Le directeur général le dévisagea longuement.
– Vous me demandez d’enfreindre la loi.
– Il y a enfreindre et enfreindre.
– Il n’y a pas d’enquête officielle ?
Erlendur secoua à nouveau la tête.
– Erlendur, s’étonna le directeur, vous n’auriez pas perdu l’esprit ?
– Cette affaire, dont je ne peux pas vous communiquer les détails, est en train de tourner au cauchemar pour moi. J’ignore la manière dont les choses se sont réellement passées, mais les informations auxquelles je vous demande d’accéder me permettraient probablement d’y voir plus clair.
– Pourquoi n’y a-t-il pas d’enquête officielle ?
– Parce que je fais cavalier seul, répondit Erlendur. Personne n’est au courant de mes activités ni de ce que j’ai découvert. Je suis complètement seul. Ce qui se passe ici, dans votre bureau, restera entre nous. Pour l’instant, je n’ai pas rassemblé assez d’éléments pour me permettre d’ouvrir une enquête officielle. Les gens sur lesquels je recueille des informations n’en savent rien, en tout cas je l’espère. En ce qui me concerne, j’ignore la nature précise des renseignements dont j’ai besoin, mais je compte en trouver certains à la banque. Vous devez me faire confiance.
– Pourquoi faites-vous une chose pareille ? Vous ne risquez pas de perdre votre emploi ?
– Cette affaire est de celles où l’on n’a très peu d’éléments mais un ensemble de soupçons. Pour l’instant, je ne dispose que de quelques fragments entre lesquels il me faut établir des liens simples en explorant un passé qui remonte à une époque antérieure aux faits. Je dois combler les lacunes de l’histoire de ces gens et, entre autres, celles de leur histoire financière. Je ne me permets de vous demander cela que parce que… parce que je crois qu’un crime a été commis. Un crime odieux que personne ne soupçonne et dont… l’individu en question… sort parfaitement indemne.
Aussi silencieux que dubitatif, le directeur général regarda longuement Erlendur.
– Pouvez-vous consulter les comptes de vos clients sur ces ordinateurs ? demanda Erlendur en désignant d’un signe de tête les trois écrans de l’imposant bureau.
– Oui.
– Acceptez-vous de m’aider ?
– Erlendur, je… je ne peux pas me permettre une chose pareille. Je ne le peux absolument pas.
Les deux hommes se regardèrent un long moment.
– Pouvez-vous me dire si l’intéressé est très endetté ? C’est simple : oui ou non ?
Le directeur s’accorda un moment de réflexion.
– Erlendur, je ne peux pas, s’il vous plaît, ne me demandez pas ça.
– Et sa femme ? Elle est décédée. Ça ne peut nuire à personne.
– Erlendur…
– D’accord. Je vous comprends.
Le directeur s’était mis debout, il appuyait son index sur le plateau de son bureau.
– Vous avez son numéro personnel d’identification ?
– Oui.
Il entra la série de chiffres, appuya sur quelques touches du clavier, cliqua à l’aide de la souris et déclara, les yeux rivés sur l’écran :
– Elle était riche comme Crésus.
Allongé dans son lit d’hôpital, le vieil homme paraissait dormir. Le calme régnait dans le couloir après le dîner. Les deux patients qui partageaient la chambre n’accordaient aucune attention à Erlendur. Le premier lisait ; le second sommeillait.
Erlendur s’assit au chevet du lit et jeta un œil à sa montre. Alors qu’il rentrait chez lui, il avait décidé de faire cette petite halte. Le vieil homme s’éveilla.
– Je suis allé voir Elmar, votre fils, annonça Erlendur.
Ignorant combien de temps il avait devant lui, il en vint directement au fait.
L’homme plongé dans la lecture reposa son livre sur la table de nuit et se tourna vers le mur. Erlendur s’imaginait qu’il entendait toute leur conversation. Celui qui sommeillait, entre les deux autres patients, se mit à ronfler discrètement. Erlendur savait que ce n’étaient pas là les meilleures conditions pour mener une enquête, mais il n’y pouvait pas grand-chose. En outre, les circonvolutions auxquelles il se livrait autour de ce vieil homme méritaient à peine le nom d’enquête policière.
– Ils se sont toujours bien entendus, n’est-ce pas ? demanda Erlendur d’un ton qui s’efforçait de ne pas éveiller d’inutiles soupçons. Il se disait que, peut-être, il avait déjà posé cette question.
– Ils étaient très différents, si c’est ce que vous voulez dire.
– Et pas très proches ?
Le vieil homme secoua la tête.
– Non, en effet. Il ne met jamais les pieds ici, mon petit Elmar. Il ne vient pas me voir. Il dit que c’est parce qu’il ne supporte pas les cliniques, les hôpitaux et les maisons de retraite, enfin, tous ces trucs-là. Il est taxi. Vous le saviez ?
– Oui, répondit Erlendur.
– Divorcé, comme bien des hommes, reprit le vieil homme. Il a toujours eu du mal à s’adapter aux autres.
– Oui, il y a des gens comme ça, observa Erlendur dans le seul but de répondre quelque chose.
– Vous avez trouvé cette fille dont vous m’avez parlé ?
– Non, Elmar m’a dit que David n’avait jamais eu aucune petite amie.
– Et il a raison.
Le patient d’à côté s’était mis à ronfler plus fort.
– Vous feriez peut-être mieux de renoncer aux recherches, suggéra le vieil homme.
– On peut à peine parler de recherches, répondit Erlendur. C’est plutôt calme en ce moment, ne vous inquiétez pas pour moi.
– Vous croyez vraiment que vous allez finir par le retrouver ?
– Je n’en ai aucune idée. Il y a des gens qui disparaissent. Parfois on les retrouve, parfois non.
– Ça fait trop longtemps. Il y a une éternité que nous avons décidé de ne plus nous imaginer ce qu’aurait été notre vie avec lui. Dans une certaine mesure, cette décision nous a soulagés, même si nous n’avons jamais réussi à faire correctement le deuil.
– Non, évidemment, convint Erlendur.
– Et bientôt, c’est moi qui vais disparaître, poursuivit le vieil homme.
– Ça vous préoccupe beaucoup ?
– Non, je n’ai pas peur.
– Ce qui vient après ne vous inquiète pas non plus ? demanda Erlendur.
– Pas du tout. Je suppose que je vais retrouver mon David. Et ma Gunnthorunn. Ce sera bien.
– Vous y croyez ?
– Depuis toujours.
– À la vie éternelle ?
– Oui. Oui !
Il y eut un silence.
– J’aurais bien aimé savoir ce qui est arrivé à mon garçon, reprit le vieil homme. C’est bizarre, la manière dont ces choses se produisent. Il a dit à sa mère qu’il passerait dans une librairie, qu’ensuite il irait chez son camarade et ainsi s’est achevée sa courte vie.
– Personne ne l’a aperçu dans aucune librairie. Ni ici, à Reykjavik, ni dans les villes voisines. Nous avons vérifié à l’époque. Et il n’avait rendez-vous avec aucun de ses amis.
– Peut-être que sa mère aurait mal compris. Toute cette histoire était incompréhensible, complètement incompréhensible.
Le patient qui lisait au début de leur conversation s’était maintenant endormi.
– De quel livre avait-il besoin ? Vous vous en souvenez ?
– Il l’a dit à Gunnthorunn. Il voulait s’acheter un livre sur les lacs.
– Sur les lacs ?
– Oui, un livre qui parlait des lacs.
– Desquels ? Que voulait-il en faire ?
– C’était un livre qui venait d’être publié, à ce que m’a dit sa mère. Un livre de photos sur les lacs des alentours de Reykjavik.
– Il s’intéressait à ce genre de littérature ? À celle qui traite de la nature islandaise ?
– Ça ne m’a jamais frappé. Je me souviens que sa mère pensait qu’il voulait l’offrir à quelqu’un. Mais elle n’en était pas sûre. Elle se disait qu’elle avait peut-être mal compris car c’était la première fois qu’il mentionnait ce sujet dans une conversation.