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– Je n’y crois pas parce que je suis réaliste.

Elles étaient restées un long moment à garder le silence. Maria baissait la tête et Leonora s’assoupissait par intermittence, épuisée par une lutte de deux ans contre le cancer qui avait maintenant remporté la victoire.

– Je t’enverrai un signe, avait-elle murmuré, les yeux entrouverts.

– Un signe ?

Leonora esquissa un sourire à travers la torpeur que lui causaient les médicaments.

– Nous allons procéder très… simplement.

– De quoi parles-tu ? avait interrogé Maria.

– Il faut que ce soit… il faudra que ce soit tangible. Il ne pourra s’agir d’un rêve ou d’une perception vague et indéchiffrable.

– Tu parles de m’envoyer un signe depuis l’au-delà ?

Leonora avait hoché la tête.

– Pourquoi pas ? Si la vie après la mort est autre chose qu’une chimère…

– Comment t’y prendras-tu ?

Leonora semblait dormir.

– Tu connais… mon œuvre préférée… en littérature.

– Proust.

– Ça… ça sera… enfin, ouvre l’œil.

Leonora avait attrapé la main de sa fille.

– Sur Proust, avait-elle conclu, épuisée, avant de finalement s’endormir. Le soir même, elle était tombée dans le coma. Elle était morte deux jours plus tard, sans reprendre conscience.

Trois mois après l’enterrement de Leonora, Maria s’était éveillée en sursaut au milieu de la matinée et elle avait quitté sa chambre. Baldvin partait travailler tôt le matin, elle était seule chez elle, fatiguée par les mauvais rêves de la nuit, épuisée par cette immense tristesse qui durait depuis si longtemps et par cette tension permanente. Alors qu’elle s’apprêtait à aller dans la cuisine, elle avait eu l’impression qu’elle n’était pas seule.

Croyant d’abord qu’un cambrioleur s’était introduit dans la maison, elle avait parcouru les lieux avec des yeux terrifiés. Elle avait crié, demandé s’il y avait quelqu’un, dans l’espoir que cela fasse déguerpir l’intrus.

Elle s’était figée en percevant dans l’air un soupçon du parfum de sa mère.

Le regard de Maria était fixe. Dans la pénombre du salon, à côté de la bibliothèque, elle avait distingué Leonora et cette dernière lui parlait. Elle n’avait pas compris ce qu’elle lui disait.

Elle avait longuement fixé sa mère, sans se risquer au moindre mouvement, jusqu’à ce qu’elle disparaisse aussi subitement qu’elle était apparue.

4

Erlendur alluma la lumière de la cuisine en rentrant chez lui. Un tempo sourd provenait de l’étage du dessus. Un jeune couple y avait récemment emménagé. Ils écoutaient une musique très bruyante tous les soirs, ils mettaient parfois le volume à fond et organisaient des fêtes les week-ends. Leurs invités montaient et descendaient les marches d’un pas martelé parfois accompagné de cris et de bruits divers. Le couple avait reçu des plaintes de la part des habitants, ils avaient promis de faire amende honorable, promesse pour l’instant non tenue. Dans l’esprit d’Erlendur, ce que le couple écoutait n’était pas précisément de la musique, mais plutôt une répétition permanente du même martèlement entêtant, entrecoupé de vacarme hurlant.

Il entendit quelqu’un frapper à la porte.

– J’ai vu de la lumière chez toi, déclara Sindri Snaer, son fils, lorsque son père lui ouvrit.

– Entre, j’étais parti à Grafarvogur.

– Tu y as trouvé quelque chose d’intéressant ? demanda Sindri en refermant derrière lui.

– Il y a toujours quelque chose d’intéressant, répondit Erlendur. Je t’offre un café ? Autre chose ?

– Juste de l’eau, dit Sindri en sortant son paquet de cigarettes. Je suis en vacances. J’ai pris deux semaines. Il leva les yeux vers le plafond et tendit l’oreille pour écouter le rock qu’Erlendur avait oublié. C’est quoi ce boucan ?

– De nouveaux voisins, lui cria Erlendur depuis la cuisine. Tu as eu des nouvelles d’Eva Lind ?

– Pas récemment. Elle s’est plus ou moins disputée avec maman l’autre jour, je ne sais pas exactement pourquoi.

– Disputée avec votre mère ? répéta Erlendur, posté à la porte de la cuisine. À quel sujet ?

– J’ai cru comprendre que c’était à cause de toi.

– Comment peuvent-elles se disputer à cause de moi ?

– Tu n’as qu’à lui demander.

– Elle travaille ?

– Oui.

– Elle se drogue toujours ?

– Non, je ne crois pas. Mais bon, elle refuse de venir avec moi aux réunions.

Erlendur savait que Sindri assistait aux réunions des Alcooliques anonymes et qu’il les considérait comme bénéfiques. En dépit de son jeune âge, il avait connu de graves problèmes d’alcool et de drogue, mais il avait tourné de lui-même la page et fait ce qu’il fallait pour maîtriser sa dépendance. Sa sœur Eva n’avait pas consommé de drogue dernièrement, mais elle ne voulait pas entendre parler de cure de désintoxication ou de groupes de parole, elle pensait pouvoir s’en sortir sans aucune aide extérieure.

– Qu’est-ce qui s’est passé à Grafarvogur ? demanda Sindri. Il s’est passé quelque chose là-bas ?

– Un suicide, répondit Erlendur.

– Un crime ou bien… ?

– Non, un suicide n’est pas un crime, sauf peut-être envers ceux qui restent, nota Erlendur.

– J’ai connu un gars qui s’est tué, dit Sindri.

– Ah bon ?

– Oui, un certain Simmi.

– Qui était-ce ?

– Un type bien. On travaillait ensemble à la ville. Un gars très calme qui ne disait jamais rien. Puis, un jour, il s’est pendu. Au boulot. On avait un hangar et il a fait ça à l’intérieur. C’est le contremaître qui l’a découvert et qui a décroché le corps.

– Vous avez su pourquoi il a fait ça ?

– Non. Il vivait chez sa mère. Un jour, je suis sorti me prendre une cuite avec lui. Il n’avait jamais rien bu, il n’a pas arrêté de vomir. Sindri secoua la tête. Simmi, conclut-il, drôle de gars.

À l’étage supérieur, le tempo infernal de la sono semblait ne jamais devoir s’arrêter.

– Tu n’as pas l’intention de faire quelque chose ? interrogea Sindri, les yeux levés au plafond.

– Ils n’écoutent rien dans cette bande, répondit Erlendur.

– Tu veux que j’aille leur parler ?

– Toi ?

– Je peux leur demander d’éteindre cette saloperie. Si tu veux.

Erlendur s’accorda un instant de réflexion.

– Tu peux toujours essayer, trancha-t-il. J’ai la flemme de monter les voir. Pourquoi elles se sont disputées, Eva et ta mère ?

– Je ne me mêle pas de ça, répondit Sindri. Ce suicide à Grafarvogur avait quelque chose de suspect ?

– Non, c’est juste un de ces événements malheureux. Un des pires qui peuvent arriver. Le mari était à la maison quand sa femme a mis fin à ses jours dans leur chalet d’été.

– Il ne savait rien ?

– Non.

Peu après le départ de Sindri, le vacarme à l’étage du dessus se tut d’un coup. Erlendur leva les yeux vers le plafond. Puis il se rendit dans le couloir et ouvrit la porte. Il appela Sindri Snaer dans la cage d’escalier, mais ce dernier était parti.

Quelques jours plus tard, Erlendur reçut les conclusions du légiste à propos du cadavre transféré depuis Thingvellir. Elles n’indiquaient rien d’anormal : à l’exception de ce décès par pendaison, le corps ne portait pas de contusions et le sang ne contenait aucune substance étrangère. Maria était solide et ne souffrait d’aucune maladie. La biologie n’expliquait en rien les raisons pour lesquelles elle avait choisi de mettre elle-même fin à ses jours.

Erlendur se rendit chez Baldvin, le mari, pour lui présenter les conclusions du légiste. Il monta en voiture jusqu’à Grafarvogur dans l’après-midi et frappa à la porte. Il était accompagné d’Elinborg, à toutes fins utiles. Elle n’en brûlait pas franchement d’envie et lui avait répondu qu’elle était assez occupée comme ça. Sigurdur Oli était en congé maladie, il était chez lui, grippé. Erlendur regarda sa montre.