Erlendur avait étendu la couverture sur laquelle ils s’étaient assis, les jambes allongées, pour se régaler des sandwichs achetés au magasin. Il avait sorti le paquet de gâteaux secs au chocolat et versé du café dans deux tasses. Il regardait en direction de Thingvellir et du plateau de Hofmannaflöt, situé en contrebas de la montagne Armannsfell, cet endroit où au Moyen Âge les gens venaient se distraire en assistant à des tournois de chevaux. Il avait parcouru les librairies d’occasion à la recherche du livre sur les lacs que David avait probablement eu l’intention d’acheter. Le seul envisageable était paru peu avant la disparition du jeune homme et portait tout simplement le titre : Les Lacs des environs de Reykjavik. C’était une belle édition, généreusement illustrée de photos prises à divers moments de l’année. Eva Lind feuilletait le livre et regardait les clichés.
– Si tu crois qu’elle est allée se jeter dans une de ces mares, je te souhaite bon courage ! observa Eva Lind en avalant une gorgée de café.
Erlendur lui avait parlé de Gudrun, que tous appelaient Duna et qui avait disparu depuis environ trente ans sans que personne ne sache exactement à quel moment. Il lui avait expliqué l’intérêt qu’elle portait aux lacs et précisé qu’il n’excluait pas que cette disparition soit liée à une seconde, celle d’un jeune homme du nom de David. Eva Lind trouvait l’idée qu’il ait pu rencontrer une fille juste avant sa disparition un peu tirée par les cheveux. Erlendur pensait que le livre était destiné à Gudrun, que la rencontre des deux jeunes gens était récente, tellement récente que personne n’en avait eu vent, à l’exception de Gilbert, l’ami de David. En outre, on n’avait découvert cette possibilité que bien des années plus tard, lorsque Gilbert était rentré du Danemark.
Eva Lind trouvait que son père compliquait bien les choses et ne se priva pas de le lui dire. Erlendur hocha la tête, mais argua du fait que l’une des données communes entre ces deux affaires était justement le peu d’indices dont disposait la police. On n’avait rien sur David. Et tout ce qu’on savait de Gudrun, c’est que sa voiture avait disparu avec elle et qu’on ne l’avait jamais retrouvée.
– Et si, après tout, ils se connaissaient ? observa Erlendur en contemplant le Litla-Brunnavatn. Si, après tout, David avait acheté ce livre pour l’offrir à Gudrun ? S’ils étaient partis ensemble faire cette dernière expédition ? On connaît la date de la disparition de David. Celle de Gudrun nous a été signalée environ deux semaines plus tard. Voilà pourquoi on n’a jamais établi de lien entre ces deux affaires, mais elle aurait parfaitement pu disparaître en même temps que lui.
– Je te souhaite bien du courage pour les retrouver, répéta Eva Lind. Il doit y avoir un bon millier de lacs envisageables si tu crois vraiment qu’ils étaient allés en voir un. Y’en a autant ici que dans cette putain de Finlande. Ça ne serait pas plus simple de partir de l’hypothèse qu’ils sont tombés dans la mer, qu’ils sont tombés à l’eau d’une jetée ?
– On a cherché sa voiture dans les ports principaux, précisa Erlendur.
– Ce n’est pas possible qu’ils se soient suicidés, chacun de leur côté ?
– Si, évidemment. Jusqu’à présent, c’était ce qu’on pensait. Je… l’idée de relier ces deux affaires ne m’est venue que très récemment. Et elle me plaît. Ces deux enquêtes sont au point mort depuis des dizaines d’années : brusquement, on découvre que la jeune fille se passionnait pour les lacs et que, parallèlement, le jeune homme avait parlé d’acheter un livre traitant justement de ce sujet, un thème pour lequel il n’avait jamais jusqu’alors manifesté le moindre intérêt. Erlendur avala une gorgée de café. En outre, poursuivit-il, le père du garçon est à l’agonie et n’obtiendra probablement jamais aucune réponse à ses questions. Pas plus que sa défunte mère. C’est ça aussi qui me préoccupe : les réponses. Que les gens obtiennent des réponses. Une personne ne quitte pas tout simplement son domicile pour disparaître comme par enchantement. Il y a toujours une piste. Sauf là. On n’en a aucune. On n’a aucun élément dans ces deux enquêtes.
– Grand-mère n’a jamais obtenu de réponse, observa Eva Lind en s’allongeant sur le dos pour regarder le ciel.
– Non, elle n’en a pas eu, convint Erlendur.
– Pourtant, tu n’abandonnes pas, nota Eva. Tu continues de chercher. Tu vas là-bas, dans les fjords de l’Est.
– En effet, je vais dans l’Est. Je grimpe sur Hardskafi et, de là, sur la lande d’Eskifjördur. Parfois, j’y campe.
– Mais tu n’y trouves jamais rien.
– Non, rien que des souvenirs.
– Et ça ne suffit pas ?
– Je ne sais pas.
– Hardskafi ? C’est quoi au juste ?
– Ta grand-mère pensait que Bergur était mort sur cette montagne. J’ignore pourquoi. C’était un pressentiment qu’elle avait. Si c’est le cas, il a dû s’écarter considérablement du chemin, mais la tempête soufflait dans cette direction et, évidemment, lui comme moi, nous avons cherché à nous mettre à l’abri du vent. Elle y montait souvent, ta grand-mère, jusqu’au moment où nous avons fini par quitter la campagne.
– Et toi, tu y es monté aussi ?
– Oui, on peut parfaitement escalader cette montagne en dépit de son nom dissuasif4.
– Et aujourd’hui tu as renoncé ?
– Je ne m’aventure là-haut que des yeux.
Eva Lind médita un instant les paroles de son père.
– Naturellement, vu ton grand âge. Erlendur sourit. Donc, tu laisses tomber ?
– La dernière question que ta grand-mère m’a posée, c’est si j’avais retrouvé mon frère. C’est la dernière pensée qui lui a traversé l’esprit au moment de sa mort. Il m’est arrivé de me demander si elle l’avait trouvé… si elle l’avait retrouvé, de l’autre côté, comme on dit. Personnellement, je ne crois pas à l’existence d’une vie après la mort, je ne crois pas plus en Dieu qu’à l’enfer, mais ta grand-mère croyait à tout cela. C’était l’héritage de son éducation et elle était persuadée que notre vie sur terre n’était ni le début ni la fin de tout. Dans ce sens, elle est partie en paix, elle affirmait que Bergur reposait entre de bonnes mains. Auprès des siens.
– C’est le genre de trucs que racontent les vieux, observa Eva Lind.
– Elle était tout sauf vieille. Elle est morte dans la force de l’âge.
– Ne dit-on pas que les dieux chérissent ceux qui périssent jeunes ?
Erlendur lança un regard à sa fille.
– Je ne crois pas que les dieux me chérissent beaucoup, ajouta-t-elle. Ou plutôt, je ne me l’imagine pas. D’ailleurs, je ne vois pas quelle raison ils auraient de m’aimer.
– Je ne suis pas sûr qu’il faille remettre sa destinée entre les mains des dieux, quels qu’ils soient, observa Erlendur. L’homme est l’artisan de son propre destin.
– Tu parles en connaisseur. Qui donc est l’artisan du tien ? N’est-ce pas ton père qui t’a emmené sur cette montagne par un temps déchaîné ? Qu’est-ce qu’il allait donc foutre là-haut avec ses deux enfants ? Tu ne t’es jamais posé la question ? Tu n’as jamais ressenti de la colère en y réfléchissant ?
– Il ne pouvait pas savoir. Il n’avait pas prévu qu’on serait pris dans cette tempête.
– Mais il aurait pu s’y prendre autrement. S’il s’était correctement occupé de ses enfants.
– Il s’occupait très bien de nous.
Il y eut un silence. Erlendur suivit du regard une voiture qui descendait de la dorsale d’Uxahryggir et s’engageait sur la route de Thingvellir.
– Je me suis toujours détestée, reprit Eva Lind. J’éprouvais de la colère. Parfois, je bouillonnais tellement que j’étais prête à exploser. J’étais en colère contre maman, contre toi, contre l’école et contre ces connards qui m’emmerdaient là-bas. Je voulais me débarrasser de moi-même. Je ne voulais plus être moi. Je n’avais que du dégoût pour moi. Je me détruisais et je permettais aux autres de faire la même chose.