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– Eva…

Elle fixait du regard le ciel bleu et limpide.

– Non, c’était vraiment ça, reprit-elle. De la colère et du dégoût. Ce n’est pas un très bon cocktail. J’ai beaucoup réfléchi après avoir compris que tous mes actes n’étaient que la conséquence d’un processus qui avait débuté avant ma naissance. Un processus sur lequel je n’avais aucune prise. C’était à toi et à maman que j’en voulais le plus. Pourquoi vous m’aviez fait naître ? Qu’est-ce que vous aviez eu dans la tête ? Qu’est-ce que j’avais pour moi dans ce monde ? Quels étaient mes atouts ? Aucun. Je n’étais qu’une erreur commise par deux personnes qui ne se connaissaient pas et ne voulaient pas se connaître.

Erlendur grimaça.

– Eva, il n’y a pas d’atouts, intervint-il.

– Peut-être que non, en effet.

Ils se turent.

– C’est la meilleure balade en voiture qu’on puisse rêver de faire, non ? observa Eva Lind en regardant son père.

Un véhicule qui s’avançait sur la route de Biskupbrekka prit la direction de la vallée de Lundarreykdalur. À l’intérieur, un couple avec deux enfants dont une petite fille brune qui les salua de la main depuis le siège-enfant à l’arrière. Aucun d’eux ne lui rendit son salut et la gamine les regarda, un peu déçue, avant de disparaître de leur vue.

– Tu crois que tu parviendras un jour à me pardonner ? demanda Erlendur.

Au lieu de lui répondre, elle fixait le ciel, allongée sur la couverture, les mains posées sous sa tête et les jambes croisées.

– Je sais qu’on est l’artisan de son propre destin, consentit-elle à dire finalement. Quelqu’un de plus fort et de plus doué que moi s’en serait façonné un autre. Peut-être qu’au lieu d’éprouver du dégoût pour lui-même, il n’en aurait rien eu à foutre de vous deux, c’est la seule réponse possible, je crois.

– Je n’ai jamais voulu que tu te détestes ainsi. Je ne savais pas.

– Ton père n’a sûrement jamais eu l’intention de perdre son fils non plus.

– Non, ce n’était pas son intention.

Ils quittèrent la dorsale d’Uxahryggir et traversèrent la vallée de Lundarreykdalur jusqu’au Borgarfjördur à la nuit tombante. Ils ne firent pas d’autre halte et restèrent silencieux la majeure partie du trajet. Ils empruntèrent le tunnel du Hvalfjördur et longèrent le cap de Kjalarnes. Erlendur reconduisit sa fille jusqu’à sa porte et ils se dirent au revoir dans l’obscurité du soir.

Il lui confia que cette journée d’exploration avec elle avait été agréable. Elle hocha la tête et ajouta qu’ils devraient le faire plus souvent.

– S’ils sont au fond de l’un de ces lacs, il te sera aussi facile de les trouver que de gagner au loto.

– Je suppose, convint Erlendur.

Ils gardèrent le silence un long moment. Erlendur caressait le volant de sa Ford.

– Nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau, reprit-il en écoutant le ronronnement discret du moteur. Toi et moi, on est faits du même bois.

– Tu crois ? demanda Eva Lind avant de descendre de la voiture.

– Oui, je crains que oui, conclut Erlendur.

Sur ce, il rentra chez lui, l’esprit occupé par tous les problèmes qui restaient à régler entre eux. Il s’endormit en pensant qu’elle ne lui avait pas répondu quand il lui avait demandé si elle voulait lui pardonner. Cette question aussi restait sans réponse au terme de la journée qu’ils avaient passée de lac en lac à la recherche de traces perdues.

28

Le lendemain, en fin d’après-midi, Erlendur retourna à la maison de Kopavogur et se gara à distance respectable. Il n’y avait aucune lumière aux fenêtres et il ne voyait la voiture de Karolina nulle part. Il se dit qu’elle n’était pas encore rentrée du travail. Il alluma une cigarette pour l’attendre tranquillement. Il ne savait pas vraiment comment il allait procéder pour lui tirer les vers du nez. Il supposait qu’elle et Baldvin s’étaient parlé depuis qu’il lui avait rendu visite : il imaginait entre eux une relation, même s’il n’en connaissait pas exactement la nature. Peut-être cette relation avait-elle repris là où elle s’était arrêtée, à l’époque où ils avaient tous les deux fréquenté l’École d’art dramatique et où Karolina caressait le rêve de devenir une star. Au bout d’un certain temps, la petite voiture japonaise s’arrêta devant la maison et elle en sortit. Elle se dépêcha d’entrer sans jeter un regard aux alentours, un sac de supermarché plein à craquer à la main. Erlendur laissa encore s’écouler une demi-heure avant de monter frapper à sa porte.

Quand elle vint lui ouvrir, elle avait eu le temps de se changer et d’enfiler une tenue confortable, une polaire, un pantalon de jogging gris et des pantoufles.

– Vous êtes bien Karolina ? demanda-t-il.

– Oui ? répondit-elle, impatiente, comme agacée par la présence de celui qu’elle pensait être un démarcheur.

Erlendur se présenta, l’informa qu’il était policier et qu’il enquêtait sur un décès récemment survenu à Thingvellir.

– Un décès ?

– Il s’agit d’une femme qui a mis fin à ses jours, précisa-t-il. Me permettez-vous d’entrer un instant ?

– En quoi cela me concerne ? interrogea Karolina.

Elle était de la même taille qu’Erlendur. Ses cheveux bruns et courts tombaient sur son front légèrement bombé ; ses yeux étaient bruns et ses sourcils finement dessinés. Elle avait un cou gracile, était mince et bien proportionnée, autant qu’Erlendur pouvait le deviner à travers sa polaire et son ample pantalon de jogging. Elle avait une expression résolue et son visage laissait entrevoir une dureté et un entêtement peu avenants. Erlendur pensait comprendre ce qui avait séduit Baldvin chez cette femme, mais il n’avait guère le temps de se perdre dans ces considérations. La question de Karolina attendait encore sa réponse.

– Vous avez dû connaître son mari. Elle s’appelait Maria. L’homme auquel elle était mariée, Baldvin. On m’a dit que vous étiez ensemble à l’École d’art dramatique.

– Et alors ?

– J’avais envie de vous poser quelques questions.

Karolina jeta un œil dans la rue et sur les maisons voisines, puis elle regarda Erlendur et lui dit qu’ils seraient peut-être plus à l’aise à l’intérieur. Il entra et elle referma derrière lui. Le pavillon de plain-pied était composé d’un salon, d’une salle à manger, d’une cuisine attenante, d’une salle de bain et de deux chambres situées à gauche de l’entrée. Il était meublé avec goût et des tableaux ornaient les murs. L’odeur qui y flottait était un mélange de cuisine islandaise, de fragrances sucrées de produits de beauté et de sels parfumés, qui dominaient aux abords de la salle de bain et des deux chambres. L’une d’elles semblait faire office de débarras et l’autre était celle de Karolina. Par la porte ouverte, il aperçut un grand lit contre le mur, une coiffeuse, un grand placard à vêtements et une commode.

Karolina se précipita à ses fourneaux pour retirer une poêle de la plaque chauffante. Erlendur l’avait interrompue alors qu’elle préparait le repas. L’odeur envahissait les lieux, de l’agneau grillé, pensa-t-il.

– J’étais en train de faire du café, déclara-t-elle à son retour de la cuisine. Je peux vous en offrir une gorgée ?

Erlendur accepta. La bienséance exigeait qu’on accepte toujours la tasse proposée. Elinborg l’avait vite appris, mais Sigurdur Oli était toujours à la traîne.

Karolina apporta deux tasses de café fumant. Elle le buvait noir, comme Erlendur.