– Oui, je sais, mais… je la comprends peut-être mieux. Elle a passé tout ce temps, toutes ces années, à réfléchir à ça. Je crois que c’est de cela qu’est née toute sa colère.
– De cet amour non réciproque ?
– Ce qu’elle dit est vrai. Halldora était honnête dans ses actes. Je ne l’étais pas.
Erlendur versa du café dans deux tasses et s’assit à la table de la cuisine.
– Il est mauvais de se lier d’amour à celui qui n’en éprouve pas en retour, observa Valgerdur.
Il lui lança un regard.
– Oui, je suppose, convint-il avant de changer de sujet. J’enquête sur une autre relation et je ne sais pas trop ce que je dois en faire. Il s’agit d’événements qui remontent à des dizaines d’années. Une femme du nom de Solveig a eu une liaison avec le mari de sa meilleure amie. Et cette histoire s’est achevée d’une manière affreuse.
– Je peux te demander ce qui s’est passé ?
– Je ne suis pas sûr qu’on parvienne à le découvrir vraiment, répondit Erlendur.
– Excuse-moi, je suppose que tu ne peux pas parler de ça au premier venu.
– Non, ça ne pose pas de problème. Cet homme est mort, il s’est noyé dans le lac de Thingvellir. La question porte sur la part de responsabilité de sa femme dans l’accident et sur celle que la fillette a endossée.
– Ah bon ?
– Il est possible qu’elle soit considérable, précisa Erlendur. La petite s’est vue mêlée à la dispute de ses parents.
– Tu vas devoir faire quelque chose ?
– Je crois que cela n’apporterait rien.
Erlendur se tut.
– Et tous ces jours de congé, tu ne veux pas les prendre ? demanda Valgerdur.
– Je devrais en utiliser quelques-uns.
– Et tu penses en faire quoi ?
– Je pourrais essayer de me perdre le temps de quelques jours.
– De te perdre ? s’étonna Valgerdur. Je pensais plutôt aux îles Canaries ou à ce genre de chose.
– Oui, je ne connais pas tout ça.
– Dis-moi, tu n’as jamais quitté l’Islande ? Tu n’es jamais parti en voyage à l’étranger ?
– Non.
– Mais tu en as envie ?
– Pas spécialement.
– La tour Eiffel, Big Ben, le State Building, le Vatican, les pyramides… ?
– J’ai parfois eu envie de voir la cathédrale de Cologne.
– Dans ce cas, pourquoi tu n’y vas pas ?
– Ça ne m’intéresse pas plus que ça.
– Que veux-tu dire quand tu parles de te perdre ?
– J’ai envie d’aller dans l’Est, répondit Erlendur. De disparaître quelques jours. Ça m’est déjà arrivé de le faire. Hardskafi…
– Oui ?
– Hardskafi, c’est ma tour Eiffel.
Karolina ne sembla pas surprise de revoir Erlendur sur le pas de sa porte à Kopavogur et elle l’invita immédiatement à entrer. Il l’avait surveillée de loin les jours précédents et s’était rendu compte qu’elle menait une vie plutôt régulière : elle allait à son travail à neuf heures et rentrait chez elle vers six heures du soir. Elle s’arrêtait dans le petit magasin du quartier pour faire quelques courses. Elle passait ses soirées chez elle, à regarder la télévision ou à lire. Un soir, elle avait reçu la visite d’une amie et avait tiré les rideaux. Erlendur avait vu cette amie repartir peu après minuit. Elle avait remonté la rue avant de disparaître au coin.
– Vous revenez pour cette histoire avec la femme de Baldvin ? interrogea d’emblée Karolina alors qu’elle l’accompagnait au salon. Elle avait posé cette question comme si la réponse ne lui importait guère. Elle semblait vouloir à tout prix montrer que ces deux visites rapprochées du policier ne l’atteignaient pas. Erlendur se demandait si elle jouait un rôle.
– Vous avez discuté avec Baldvin, n’est-ce pas ? s’enquit-il.
– Bien sûr que oui. On trouve ça plutôt cocasse. Vous n’avez tout de même pas l’intention de soutenir que Baldvin et moi nous aurions fait du mal à Maria ?
Elle avait à nouveau posé cette question comme si la réponse n’avait aucune importance car, si c’était la théorie d’Erlendur, elle était trop ridicule pour être prise au sérieux.
– Cette hypothèse est tout à fait exclue ?
– Parfaitement, répondit Karolina.
– Il y a, par exemple, beaucoup d’argent en jeu, reprit-il en balayant le salon du regard.
– Vous êtes réellement en train de mener une enquête pour meurtre ?
– Avez-vous déjà réfléchi à la question de la vie après la mort ? interrogea Erlendur alors qu’il s’installait dans un fauteuil.
– Non, pourquoi ?
– Maria y pensait, répondit-il. Énormément. On peut dire qu’elle n’avait pratiquement rien d’autre en tête au cours des semaines qui ont précédé son décès. Elle a essayé d’obtenir des réponses en se rendant chez des médiums. Ça vous dit quelque chose ?
– Je sais ce qu’est un médium, rétorqua Karolina.
– On connaît l’identité de l’un de ceux qu’elle est allée consulter. Il s’agit d’un certain Andersen. Cet homme lui a remis des enregistrements qu’elle a emmenés chez elle après la séance. On sait également qu’elle est allée voir une femme que je ne suis pas encore parvenu à retrouver. Elle s’appelle ou se fait appeler Magdalena. Vous la connaissez ?
– Non.
– J’aimerais beaucoup la rencontrer, précisa Erlendur.
– Je ne suis jamais allée consulter aucun médium, observa Karolina.
Erlendur la regarda avec insistance en se demandant s’il devait lui révéler sa théorie sur l’enchaînement des événements au lieu de tourner ainsi autour du pot. La théorie qu’il avait échafaudée était plutôt difficile à prouver. Il avait retourné les possibilités dans tous les sens et n’était parvenu à aucune conclusion véritable. Il savait que le moment était venu d’agir, de mettre les choses en branle dans l’enquête. Il avait hésité à cause du peu d’éléments dont il disposait. C’était principalement des soupçons reposant sur de fragiles fondations qui risquaient d’être balayés d’un revers de main. Probablement parviendrait-il à trouver quelques preuves avec le temps, mais il était fatigué de cette enquête et voulait la clore afin de pouvoir se consacrer à autre chose.
– Il vous est déjà arrivé de jouer le rôle d’un médium ? interrogea-t-il.
– Vous voulez dire sur scène ? Non, je n’ai jamais fait ça, répondit Karolina.
– Et vous ne connaissez aucune voyante qui s’appellerait Magdalena ?
– Non.
– Elle porte le nom du personnage que vous avez interprété autrefois.
– Non, je ne connais aucune Magdalena.
– J’ai fait quelques vérifications : il n’y a aucun médium du nom de Magdalena dans toute la région de Reykjavik.
– Allez-vous vous décider à en venir au fait ?
Erlendur sourit.
– Oui, je devrais peut-être, répondit-il.
– Absolument.
– Je vais vous dire ma version des faits. Je crois que vous et Baldvin avez poussé Maria au suicide.
– Vraiment ?
– Elle était bouleversée après la mort de sa mère. Elle l’a accompagnée dans son agonie pendant deux ans pour finalement lui dire adieu au terme d’un long calvaire. Elle s’est mise à s’imaginer toutes sortes de choses et s’est lancée à la recherche de signes que sa mère avait promis de lui envoyer pour lui dire qu’elle était en sécurité ou bien qu’il existait une forme de vie après la mort, une vie qui serait meilleure que cette vallée de larmes où nous sommes. Et il n’a pas fallu grand-chose pour pousser Maria. Elle avait affreusement peur du noir. En réalité, après le décès elle n’était plus qu’une boule de nerfs et elle désirait ardemment savoir sa mère en un monde où elle ne souffrait plus. Elle était historienne de formation pourtant, ça n’avait rien à voir avec une question de logique mais avec une foi profonde, un grand espoir et beaucoup d’amour. Elle s’est mise à imaginer toutes sortes de choses. Leonora lui apparaissait dans leur maison de Grafarvogur. Elle est allée voir des médiums. Se pourrait-il que vous ayez joué un rôle pour la pousser à bout ?