– Que voulez-vous dire ? Vous avez des preuves ?
– Pas la moindre, répondit Erlendur. Vous avez très bien préparé votre plan.
– Pourquoi diable aurions-nous fait une chose pareille ?
– Il y a beaucoup d’argent en jeu. Baldvin est très endetté et il n’a pas franchement les moyens de payer malgré son salaire assez confortable de médecin. Vous vous débarrassez de Maria et vivez dans l’opulence pour le restant de vos jours. J’ai déjà vu des meurtres commis pour moins que ça.
– Parce que vous appelez ça un meurtre ?
– En y réfléchissant, je ne vois pas comment appeler ça autrement. Êtes-vous Magdalena ?
Karolina regarda longuement Erlendur, d’un air grave.
– Je crois que vous feriez mieux de partir, déclara-t-elle.
– Lui avez-vous dit quelque chose qui aurait pu provoquer la série d’événements qui ont conduit à son suicide ?
– Je n’ai plus rien à vous dire.
– Avez-vous joué un rôle dans le décès de Maria ?
Karolina se leva, s’avança vers l’entrée et lui ouvrit la porte.
– Allez-vous-en, répéta-t-elle.
Erlendur s’était également levé et l’avait suivie.
– Pensez-vous avoir joué le moindre rôle dans ce qui est arrivé à Maria ? s’entêta-t-il.
– Non, répondit Karolina. Elle allait mal. Elle s’est suicidée. Vous voulez bien partir ?
– Baldvin vous a-t-il parlé de l’expérience qu’il a faite alors qu’il étudiait la médecine à l’université ? Il a participé à plonger en état de mort temporaire un jeune homme qu’il a ensuite ramené à la vie. Le saviez-vous ?
– De quoi est-ce que vous parlez ?
– Je crois que ç’a été le coup de grâce, observa Erlendur.
– Comment ça ?
– Posez la question à Baldvin. Demandez-lui s’il connaît quelqu’un du nom de Tryggvi. S’il a gardé contact avec lui. Demandez-lui tout ça.
– Allez-vous enfin vous décider à partir ? s’irrita Karolina.
Debout dans l’embrasure de la porte, Erlendur se refusait à jeter l’éponge. Le visage de Karolina était rouge de colère.
– Je crois savoir ce qui est arrivé au chalet, continua-t-il. Et cette histoire n’est pas des plus jolies.
– Je ne comprends pas de quoi vous parlez.
Karolina le poussa vers l’extérieur, mais il ne désarmait pas.
– Dites à Baldvin que je suis au courant pour le défibrillateur, conclut-il lorsque la porte lui claqua au nez.
32
Assis dans l’ombre, Erlendur attendait, plein de doutes.
Il s’était réveillé tôt le matin. Eva Lind lui avait rendu visite la veille au soir. Ils avaient discuté de Valgerdur. Il savait qu’Eva ne l’appréciait pas beaucoup et que, lorsqu’elle voyait sa voiture sur le parking de l’immeuble, elle attendait parfois qu’elle soit partie pour venir frapper à sa porte.
– Tu ne peux pas être un peu plus sympa avec elle ? lui avait-il demandé. Elle passe son temps à prendre ta défense à chaque fois que nous parlons de toi. Vous pourriez devenir de bonnes amies si tu t’autorisais à faire sa connaissance.
– Ça ne m’intéresse pas du tout, avait répondu Eva Lind. Je ne m’intéresse pas le moins du monde aux femmes de ta vie.
– Aux femmes de ma vie ? Il n’y aucune autre femme. Il y a Valgerdur et ça s’arrête là. Jamais il n’y a eu de femmes de ma vie, comme tu dis.
– Pas la peine de t’énerver, avait-elle rétorqué. Tu as du café ?
– Tu viens pour quoi ?
– Ben, je m’ennuyais.
Erlendur s’était assis dans son fauteuil et elle s’était allongée sur le canapé, en face de lui.
– Tu prévois de dormir ici ? avait-il demandé en regardant la pendule qui indiquait minuit passé.
– Je n’en sais rien, avait-elle répondu. Tu ne voudrais pas me relire ce chapitre sur ton frère ?
Erlendur avait longuement dévisagé sa fille avant de se lever pour aller jusqu’à la bibliothèque. Il avait pris le livre sur l’étagère et s’était mis à lire ce texte qui retraçait l’événement, mentionnait la passivité de son père, le décrivait lui-même comme solitaire et apathique, et affirmait qu’il avait passé son temps à rechercher son frère. Une fois sa lecture achevée, il avait jeté un regard à sa fille. Elle semblait s’être assoupie. Il avait reposé le livre sur la petite table à côté de son fauteuil et était resté assis, les bras croisés, à méditer sur la colère de sa mère contre l’auteur de ces mots. Un long moment s’était ainsi écoulé jusqu’à ce qu’Eva Lind pousse un soupir.
– Tu essaies de le maintenir en vie depuis tout ce temps, avait-elle observé.
– Je ne suis pas certain que…
– Il ne serait pas temps pour toi de le laisser mourir ? Elle avait ouvert les yeux, tourné la tête et fixé son père. Il ne serait pas temps que tu lui permettes enfin de mourir ?
Erlendur n’avait pas répondu.
– Pourquoi tu te mêles de ça ? lui avait-il enfin demandé.
– Parce que tu souffres et, parfois, certainement encore plus que moi.
– Je ne crois pas que ça te concerne en quoi que ce soit. Ce sont mes affaires et je fais ce que je dois faire.
– Tu n’as qu’à aller dans l’Est, là où vous êtes nés. Vas-y et fais ce que tu dois faire. Débarrasse-toi de lui et libère-toi. Tu le mérites bien, après toutes ces années. Lui aussi, d’ailleurs. Laisse-le mourir. Tu le mérites autant que lui. Il faut que tu te débarrasses de lui, que tu te libères de ce fantôme.
– Pourquoi tu mets ton nez là-dedans ?
– Ça te va bien de dire ça, toi qui es incapable de laisser les gens en paix.
Ils s’étaient tus un long moment et Eva Lind avait fini par lui demander si elle pouvait dormir sur le canapé, n’ayant pas le courage de rentrer chez elle.
– Évidemment, avait répondu Erlendur.
Il s’était levé pour aller se coucher.
– Si j’en avais eu besoin à un moment ou à un autre, il y a longtemps que je l’aurais fait, déclara Eva Lind en se tournant sur le côté.
– Besoin de quoi ?
– De te pardonner, avait-elle répondu.
Erlendur fut arraché à ses pensées par le bruit d’un véhicule dans l’allée. Il entendit la portière s’ouvrir et quelqu’un marcher sur le sentier de graviers qui menait au hangar à bateau. La lumière du jour s’infiltrait par deux petites fenêtres, disposées de chaque côté, et éclairait la poussière qui planait dans l’air. Au-dehors, il apercevait le soleil qui scintillait à la surface du lac de Thingvellir, aussi lisse qu’un miroir dans la quiétude de l’automne. La porte de l’abri s’ouvrit, Baldvin entra et la referma derrière lui. Au bout de quelques instants, l’ampoule au plafond s’alluma. Baldvin ne remarqua pas immédiatement la présence d’Erlendur qui le vit chercher quelque chose, se baisser puis se relever en tenant le défibrillateur dans ses bras.
– Je commençais à croire que vous ne viendriez pas, déclara Erlendur tout en sortant du recoin où il s’était assis pour s’avancer dans la lumière.
Baldvin sursauta et l’appareil faillit lui échapper des mains.
– Nom de Dieu, vous m’avez fait une de ces peurs, soupira-t-il. Puis, reprenant ses esprits, il tenta d’afficher de la colère teintée de consternation. Qu’est-ce que… ? Enfin, qu’est-ce que ça veut dire ? Que faites-vous ici ?
– La question ne serait-elle pas plutôt ce que vous êtes venu faire ici ? rétorqua Erlendur, imperturbable.