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– Oui, répondit Erlendur, d’un air absent.

Le câble d’acier du treuil rida la surface du lac et, bientôt, la voiture apparut.

– Euh, comment ça ? Hors d’état ? interrogea Erlendur en regardant Thorbergur.

– Hein ?

– Vous venez de me dire qu’il ne fonctionnait pas.

– Vous le voyez bien, non ? Il est complètement foutu. Regardez, ce bouton-là. Et le fil ici, le circuit électrique est hors d’état. Cet appareil est inutilisable.

– Mais…

– Quoi ?

– Vous êtes bien sûr ?

– J’ai passé des années chez les pompiers. Ce truc est une épave.

– Il m’a pourtant dit que…

Erlendur avait les yeux rivés sur Thorbergur.

– Il ne fonctionne pas ? soupira-t-il.

Le treuil fit entendre un long grincement et l’Austin Mini s’éleva lentement au-dessus de l’eau avant de rejoindre la rive. Le grutier arrêta la manœuvre. Les policiers s’approchèrent. La voiture se vida de l’eau, du sable et de la boue qu’elle contenait. Erlendur distingua la silhouette de deux corps sur les sièges avant. Bien que le véhicule soit couvert d’algues et de plantes aquatiques, on apercevait encore dessous la peinture jaune. Les vitres étaient intactes et le coffre, béant.

Erlendur tenta d’ouvrir la portière du passager, mais celle-ci était coincée. Il rejoignit le côté conducteur. La portière était rayée et cabossée. Il jeta un œil à l’intérieur et découvrit deux squelettes. Gudrun, que tout le monde appelait Duna, était assise au volant. Erlendur le comprit en voyant sa chevelure et il supposa que David était à côté d’elle.

– Pourquoi la portière est-elle cabossée ? demanda-t-il à Thorbergur.

– Vous connaissez l’état de la voiture avant l’accident ?

– Pas vraiment bon.

– Ils n’ont pas eu beaucoup de temps. La jeune fille n’est parvenue qu’à entrouvrir la portière qui était bloquée par une pierre. Apparemment le passager n’a pas non plus réussi à ouvrir la sienne. Peut-être qu’elle était endommagée. On dirait bien aussi que les manettes des vitres ne fonctionnaient pas. Sinon, ils auraient sûrement tenté de les abaisser. C’est la première chose à faire dans ces cas-là. Je suppose que cette voiture était un vrai tacot.

– C’est-à-dire qu’ils étaient coincés à l’intérieur ?

– En effet.

– Pendant que la vie les quittait.

– Espérons que leur agonie a été brève.

– Comment sont-ils arrivés aussi loin sur l’eau ? interrogea Erlendur en regardant le lac.

– La seule explication possible est qu’il était gelé, répondit Thorbergur. Elle a dû s’y engager en voiture, peut-être prise d’euphorie, en pensant bien connaître les lieux. Tout à coup, la glace cède, l’eau est tellement froide et la profondeur suffisante.

– Et ils disparaissent, conclut Erlendur.

– Aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup de passage aux abords du lac à cette époque de l’année, et encore bien moins il y a vingt ans, reprit Thorbergur. Il n’y a aucun témoin. Ce genre de trou ne tarde pas à se refermer sans que personne ne remarque qu’il s’était ouvert. Mais bon, la route était tout de même praticable puisqu’ils sont arrivés jusqu’ici.

– Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Erlendur en pointant son doigt vers un tas informe entre les sièges.

– On peut l’examiner sans risque de gêner le travail de la Scientifique ? s’inquiéta Thorbergur.

Erlendur ne l’écouta même pas, il tendit son bras par-dessus le siège du conducteur pour attraper ce qui avait piqué sa curiosité. Il sortit soigneusement l’objet de la voiture, mais il se disloqua en deux morceaux qu’il montra à Thorbergur.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le plongeur.

– J’ai l’impression que c’est… que c’est un livre, répondit Erlendur en examinant les deux morceaux.

– Un livre ?

– Oui, probablement sur les lacs qui se trouvent dans les parages. Le garçon l’avait acheté pour le lui offrir.

Erlendur le remit entre les mains de Thorbergur.

– Il faut que j’aille voir son père avant qu’il ne soit trop tard, déclara-t-il en regardant sa montre. Je crois bien qu’on les a trouvés, il n’y a aucun doute. Il faut que cet homme sache ce qui est arrivé, qu’il sache que son fils était amoureux, tout simplement. Qu’il n’avait jamais eu l’intention de les abandonner face à toute cette incertitude. Que c’était un accident.

Erlendur rejoignit sa Ford d’un pas pressé. Il fallait qu’il se dépêche car, avant d’aller à la clinique, il devait s’acquitter d’une autre visite pour découvrir l’entière vérité.

Fillette, elle écoutait le clapotis de l’eau, assise seule au bord du lac. Jeune femme, elle promenait son regard loin à la surface, goûtant toute la beauté et la clarté qui en émanaient. Âgée, elle s’accroupit auprès de l’enfant et redevint une fillette, elle entendit le bruissement de ces mots, ce pardon murmuré et ce chuchotement porté par le lac : tu es mon enfant.

Il lui avait fallu longtemps avant de reprendre conscience. Infiniment fatiguée et engourdie, elle avait à peine la force d’ouvrir les yeux.

– Bald… vin, avait-elle soupiré. C’était un accident. La mort de mon père, c’était… un accident.

Elle ne le voyait pas, mais percevait sa présence.

Elle n’avait plus froid et avait l’impression d’avoir été débarrassée d’un pesant fardeau. Elle savait ce qu’elle allait faire. Elle allait tout raconter. Absolument tout ce qui s’était passé ce jour-là sur le lac. Tous ceux qui voudraient l’entendre apprendraient ce qui était arrivé.

Elle avait voulu appeler Baldvin, mais avait senti qu’elle ne pouvait plus respirer. Quelque chose l’oppressait, lui serrait la gorge.

Elle avait ouvert les yeux à la recherche de son mari, mais ne le voyait pas.

Elle avait porté à sa gorge une main épuisée.

– Ce n’est pas juste, avait-elle murmuré.

Ce n’est pas juste.

36

Erlendur s’engagea dans l’impasse menant à la maison de Baldvin, à Grafarvogur. Il se gara devant l’accès du garage et descendit de voiture. Pressé, il n’était pas sûr d’avoir fait le bon choix : il avait surtout envie d’aller directement voir le vieil homme, mais, d’un autre côté, il était obsédé par ce défibrillateur et une foule de questions auxquelles seul Baldvin pouvait répondre.

Il appuya sur la sonnette et attendit. En sonnant une seconde fois, il remarqua la présence du véhicule de Karolina, garé dans la rue, à une certaine distance. La troisième fois qu’il sonna, il entendit du bruit à l’intérieur. La porte s’ouvrit et Baldvin apparut.

– Encore vous ! s’exclama-t-il.

– Puis-je entrer ? demanda Erlendur.

– Ne venons-nous pas de régler tout ça ? répliqua Baldvin.

– Karolina est ici ?

Baldvin regarda la voiture par-dessus l’épaule du policier, puis hocha la tête et le laissa entrer. Il referma la porte et l’invita au salon. Karolina sortit de la chambre à coucher en se recoiffant.

– Nous ne voyons plus aucune raison de continuer à nous cacher, observa Baldvin. Je viens de vous raconter ce qui s’est passé et Karolina emménage ici dès la semaine prochaine.

– Rien ne t’oblige à lui dire ça, fit Karolina. Notre histoire ne le concerne pas.

– En effet, convint Erlendur avec un sourire. Il était pressé d’arriver à la clinique, mais s’efforçait de garder son calme. Je m’étais imaginé que vous prendriez plus de précautions, poursuivit-il, et que vous ne vous afficheriez pas tous les deux aussi ostensiblement.

– Nous n’avons rien à cacher, rétorqua Karolina.

– Vous en êtes sûrs ? rétorqua Erlendur.