– Et alors ? Vous avez l’impression qu’elle n’aurait jamais été capable de se suicider ?
– Exactement, répondit Karen.
– Que s’est-il passé, d’après vous ?
– Je n’en sais rien, mais jamais elle n’aurait pu faire ça.
– Qu’est-ce qui vous le fait dire ?
– Je le dis parce que je le sais. Je la connaissais et je suis sûre qu’elle ne se serait jamais suicidée.
– Les suicides prennent en général les proches au dépourvu et ce n’est pas parce qu’elle ne vous a rien dit que cela exclut qu’elle ait mis fin à ses jours. Nous n’avons aucun élément indiquant le contraire.
– Je trouve par ailleurs un peu étrange qu’il ait choisi la crémation, reprit Karen.
– Comment ça ?
– Les cendres sont déjà en terre. Vous l’ignoriez peut-être ?
– En effet, je ne le savais pas, répondit Erlendur tout en comptant dans sa tête les jours écoulés depuis la première fois qu’il s’était rendu à cette maison de Grafarvogur.
– Je ne l’ai jamais entendue dire qu’elle souhaitait être incinérée, poursuivit Karen. Jamais.
– Elle vous aurait confié ce genre de chose ?
– Je pense, oui.
– Il vous est arrivé de parler de vos enterrements… de ce que vous vouliez qu’on fasse de vos corps, une fois disparues ?
– Non, répondit Karen, d’un air buté.
– Par conséquent, vous ne disposez d’aucun élément qui vous permettrait d’affirmer qu’elle voulait être incinérée ou le contraire ?
– Non, mais je le sais. Je connaissais Maria.
– Vous connaissiez Maria et vous êtes en train de me dire, ici, de façon formelle, au commissariat, que vous trouvez que le décès de cette femme a quelque chose de suspect, c’est bien ça ?
Karen s’accorda un instant de réflexion.
– Tout cela me semble très étrange.
– Mais vous n’avez aucun élément permettant d’étayer vos soupçons et de prouver qu’il s’est effectivement produit des choses anormales.
– Non.
– Dans ce cas, nous ne pouvons pas grand-chose, observa Erlendur. Vous savez si leur couple allait bien ?
– Oui.
– Et ?
– Il allait bien, répondit Karen, réticente.
– Donc, vous ne pensez pas que son mari ait joué un rôle quelconque dans le drame ?
– Non. Peut-être qu’en revanche quelqu’un est venu frapper à sa porte à Thingvellir. Il y a toutes sortes de gens qui traînent là-bas. Des étrangers. Vous avez enquêté de ce côté-là ?
– Nous n’avons rien qui aille dans ce sens, précisa Erlendur. Maria avait prévu de vous accueillir ?
– Non, on n’avait pas évoqué cette éventualité, répondit Karen.
– Baldvin nous a affirmé qu’elle avait l’intention de vous attendre.
– Pourquoi croyez-vous qu’elle lui ait dit ça ?
– Peut-être pour avoir la paix, dit Erlendur.
– Baldvin vous a parlé de Leonora, sa mère ?
– Oui, répondit Erlendur. Il m’a dit que son décès avait causé une immense douleur à sa fille.
– Leur relation était exceptionnelle, reprit Karen. Je n’ai jamais vu deux êtres aussi proches l’un de l’autre, nulle part. Vous croyez aux rêves ?
– Sauf votre respect, je ne suis pas sûr que cela vous regarde, rétorqua Erlendur.
Il était surpris par la fougue de cette femme. Cependant, il comprenait la nature de la force qui la poussait. Son amie proche avait commis un acte qui, dans sa tête, était inconcevable. Si Maria allait aussi mal que cela, Karen aurait dû le savoir, elle aurait dû agir pour y remédier. Désormais, maintenant qu’il était trop tard, elle voulait tout de même agir, adopter une position claire face à cette tragédie.
– Et à la vie après la mort ? risqua Karen.
Erlendur secoua la tête.
– Je ne sais pas ce que vous…
– Maria, elle, y croyait. Elle croyait aux rêves, croyait qu’ils pouvaient lui dire quelque chose, la guider. Et elle croyait à la vie éternelle. Erlendur garda le silence. Sa mère lui avait dit qu’elle lui enverrait un message, poursuivit Karen. Vous savez, au cas où elle aurait continué à vivre.
– Eh bien, non, je ne vous suis pas vraiment, répondit Erlendur.
– Maria m’a confié que Leonora avait l’intention de se manifester à elle si ce dont elles avaient tant parlé à la fin se vérifiait. S’il existait une vie après la mort. Elle voulait lui envoyer un signe depuis l’au-delà.
Erlendur toussota.
– Un signe de l’au-delà ?
– Oui, si jamais il y avait une vie après la mort.
– Vous savez de quoi il s’agissait ? Quel genre de signe comptait-elle lui envoyer ? Karen ne lui répondit pas. Et elle l’a fait ? s’entêta Erlendur.
– Quoi donc ?
– Elle s’est manifestée à sa fille depuis l’au-delà ?
Karen fixa longuement Erlendur.
– Vous me prenez pour une idiote, n’est-ce pas ?
– Je ne me le permettrais pas, observa Erlendur. Je ne vous connais pas du tout.
– Vous croyez que je vous raconte des sornettes !
– Non, mais je ne vois pas en quoi cela concerne la police. Vous pouvez peut-être me le dire ? Des messages en provenance de l’au-delà ! Comment pourrait-on enquêter sur une telle affaire ?
– Il me semble que le moins que vous puissiez faire est d’écouter ce que j’ai à vous dire.
– Et, en effet, je vous écoute, rétorqua Erlendur.
– Non, vous ne m’écoutez pas. Karen ouvrit son sac à main pour en sortir une cassette qu’elle posa sur le bureau. Peut-être ceci vous y aidera-t-il, ajouta-t-elle.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Écoutez-la, ensuite, contactez-moi. Écoutez ça et dites-moi ce que vous en pensez.
– Je ne peux pas…
– Ne le faites pas pour moi, précisa Karen. Faites-le pour Maria. Après ça, vous saurez exactement ce qu’elle ressentait. Karen se leva. Faites-le pour Maria, conclut-elle avant de prendre congé.
Quand Erlendur rentra chez lui le soir, il avait apporté la bande magnétique avec lui. Elle ne portait aucune inscription, c’était une cassette audio des plus banales. Erlendur avait une radiocassette antique. Ne s’étant toujours servi que de la radio, il ignorait si le lecteur fonctionnait. Il resta longuement immobile la bande à la main à se demander s’il devait ou non l’écouter.
Il trouva l’appareil, ouvrit le compartiment et y introduisit la cassette. Puis il le mit en route. Au début, on ne percevait aucun bruit. Quelques secondes s’écoulèrent, toujours rien. Erlendur s’attendait à entendre la musique préférée de la défunte, probablement une pièce sacrée étant donné l’inclination que Maria avait pour la religion. On entendait ensuite de légers craquements, puis l’appareil se mit à réciter.
– … après être tombé en transe, dit la voix grave masculine enregistrée sur le support.
Erlendur augmenta le son.
– Après cela, je n’ai même plus conscience d’exister, poursuivit l’homme. Ce sont les morts qui choisissent de s’exprimer à travers moi ou qui me montrent des choses. Je ne suis que l’instrument dont ils se servent pour entrer en contact avec ceux qui leur sont chers. Ça peut durer plus ou moins longtemps, ça dépend de la qualité du contact.
– Oui, je comprends, répondit une voix féminine fluette.
– Vous avez apporté ce que je vous ai demandé ?
– Je suis venue avec un gilet qu’elle aimait beaucoup et une bague que mon père lui a offerte et qu’elle ne quittait jamais.
– Merci beaucoup. Je vais les prendre dans ma main.
– Je vous en prie.
– Rappelez-moi de vous remettre l’enregistrement quand ce sera terminé. Vous l’avez oublié, l’autre jour. Ça arrive parfois qu’on ait la tête ailleurs.