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– C’est vrai.

– Allons, voyons ce que ça donne. Vous avez peur ? Vous m’avez confié que ça vous impressionnait. Certains redoutent les choses que ce genre de séance peut dévoiler.

– Non, ce n’est plus mon cas. En fait, je n’avais pas vraiment peur, c’était seulement quelques réserves. Je n’ai jamais fait cela avant.

Un long silence.

– Je vois de l’eau qui scintille.

Silence.

– C’est l’été, je vois des buissons, des arbustes et de l’eau qui scintille. On dirait que c’est un lac qui miroite au soleil.

– Oui.

– Il y a une barque sur l’eau, ça vous dit quelque chose ?

– Oui.

– Une petite barque.

– Oui.

– Elle est vide.

– Oui.

– Ça vous dit quelque chose ? Cette barque vous dit quelque chose ?

– Mon père avait une petite barque. Et nous avons un chalet d’été sur les bords du lac de Thingvellir.

Erlendur éteignit l’appareil. Il avait compris qu’il s’agissait de l’enregistrement d’une séance chez un médium, il était convaincu que cette femme à la voix fluette était celle qui s’était ôté la vie. Il n’avait pourtant aucune certitude en la matière, si ce n’est que le mari de l’intéressée lui avait confié que son beau-père s’était noyé dans le lac de Thingvellir. D’une certaine manière, il lui semblait étrange d’entendre la voix de cette femme, il avait l’impression de s’introduire par effraction dans la vie privée des autres. Il resta un long moment immobile à côté de l’appareil, jusqu’à ce que sa curiosité l’emporte sur ses doutes et qu’il remette la cassette en route.

– Je sens une odeur de cigare, déclara le médium. Est-ce qu’il fumait ?

– Oui, énormément.

– Il veut que vous soyez prudente.

– Merci bien.

Les paroles de la femme furent suivies d’un long silence qu’Erlendur écouta avec attention. On ne percevait plus que le léger grésillement du magnétophone. Puis, brusquement, le médium se remit à parler, avec une voix tout à fait différente, caverneuse, brutale et éraillée.

– Méfie-toi ! Tu ne sais pas ce que tu fais !

Erlendur fut abasourdi par la brutalité du ton. Puis, la voix changea à nouveau.

– Tout va bien ? s’inquiéta le médium.

– Oui, je crois, répondit la voix fluette. Qu’est-ce que c’était… ?

La femme hésitait.

– Vous avez reconnu quelque chose de familier ? demanda le médium.

– Oui.

– Parfait, je… Pourquoi est-ce que j’ai si froid… ? Je claque des dents.

– J’ai entendu une autre voix…

– Une autre ?

– Oui, mais pas la vôtre.

– Et que disait-elle ?

– Elle m’a dit de me méfier.

– Je ne sais pas, répondit le médium. Je ne me souviens plus de rien.

– Elle m’a rappelé…

– Oui ?

– Elle m’a rappelé mon père.

– Mais ce froid… ce froid que je ressens ne vient pas de là-bas. Il vient directement de vous. Il porte en lui un danger. Un danger contre lequel vous devez vous protéger.

Erlendur tendit le bras vers l’appareil pour l’éteindre. Il n’osait pas se risquer à en écouter davantage. Il trouvait que c’était inconvenant. Cet enregistrement recelait des choses qui ébranlaient sa conscience. Il avait l’impression d’écouter aux portes. Il ne pouvait profaner la mémoire de cette femme en espionnant ainsi son passé.

6

Le vieil homme l’attendait dans le hall. Autrefois, il passait au commissariat accompagné de sa femme, mais cette dernière étant décédée, c’était désormais seul qu’il rencontrait Erlendur. Le couple venait régulièrement le voir à son bureau depuis bientôt trente ans, d’abord chaque semaine, puis une fois par mois, ensuite la fréquence de leurs visites s’était espacée à quelques fois par an, à une fois par an et, pour finir, à une fois tous les deux ou trois ans, le jour de l’anniversaire de leur fils. Depuis tout ce temps, Erlendur avait appris à bien les connaître, eux et cette douleur qui les poussait à venir le voir. Le plus jeune de leurs fils, David, avait disparu de leur domicile en 1976 et ils étaient sans nouvelles de lui depuis.

Erlendur salua le vieil homme d’une poignée de main et l’invita à le suivre dans son bureau. En cours de route, il lui demanda comment ça allait. L’homme lui répondit qu’il était entré en maison de retraite depuis un certain temps et que ça ne lui plaisait pas beaucoup. Il n’y a que des vieux, a-t-il regretté. Il était venu au commissariat en taxi et demanda à Erlendur s’il pourrait lui en appeler un autre une fois qu’ils auraient terminé.

– Je vous ferai raccompagner, répondit Erlendur en lui ouvrant la porte du bureau. Donc, il n’y a pas beaucoup d’animation à la maison de retraite ?

– Très peu, répondit le vieil homme en s’asseyant aux côtés d’Erlendur.

Il venait aux nouvelles même s’il savait, et ce depuis bien longtemps, qu’il n’y avait rien de neuf à propos de son fils. Erlendur comprenait cet étrange entêtement, il avait toujours reçu ce couple avec tact, il s’était montré attentif et avait écouté ces gens. Il savait qu’ils avaient inlassablement suivi les actualités, lu les journaux, écouté la radio et regardé les informations télévisées, dans le maigre espoir que quelqu’un, quelque part, ait trouvé un indice. Mais rien de tel n’était arrivé au cours de toutes ces années.

– Il aurait eu quarante-neuf ans aujourd’hui, observa le vieil homme. Le dernier anniversaire qu’il a fêté était celui de ses vingt ans. Ce jour-là, il avait invité tous ses camarades de lycée, Gunnthorunn et moi, nous lui avions laissé la maison. Les réjouissances se sont prolongées jusque tard dans la nuit. Jamais il n’a fêté ses vingt et un ans.

Erlendur hocha la tête. La police n’avait jamais eu aucune piste sur la disparition de ce jeune homme. Elle avait été prévenue une journée et demie après que David avait quitté le foyer familial. Il étudiait parfois chez un ami jusque très tard, puis ils se rendaient au lycée tous les deux. Il avait affirmé à ses parents qu’il allait passer la soirée chez le camarade en question. Il avait également mentionné qu’il devait aller acheter un livre dans une librairie. Les deux garçons étaient en dernière année de lycée et allaient passer leur bac au printemps suivant. Voyant qu’il ne rentrait pas du lycée, ses parents commencèrent à passer quelques coups de téléphone afin de savoir où il se trouvait. On avait découvert qu’il n’était pas allé en cours le matin. Ils avaient appelé son camarade qui leur avait répondu que David ne lui avait pas rendu visite et qu’il ne lui avait pas parlé de ses projets pour la veille au soir. Il avait demandé à David s’il avait envie d’aller au cinéma avec lui et ce dernier avait répondu avoir d’autres chats à fouetter sans plus de précision. D’autres amis et camarades avaient été interrogés et aucun d’entre eux n’était au courant des allées et venues de David. Ce dernier était parti vêtu d’une tenue légère et s’était contenté de dire qu’il allait peut-être passer la nuit chez son ami.

On avait publié un avis de recherche dans la presse et à la télévision, mais en vain, et, avec le temps, l’espoir que nourrissaient ses parents et son frère s’amenuisa de plus en plus. Ils excluaient catégoriquement l’hypothèse du suicide, intimement convaincus que l’idée elle-même était à mille lieues des pensées de David. Au bout de quelques mois et semaines passés sans que rien ne vienne expliquer la disparition, Erlendur leur avait dit qu’il fallait se garder d’exclure cette éventualité. Pour sa part, il n’entrevoyait guère d’autres possibilités, ce jeune homme n’avait pas eu l’idée de partir escalader une montagne ou de s’aventurer seul dans le désert intérieur de l’Islande. Une autre explication envisageable était qu’il avait par hasard croisé la route de dangereux individus qui, pour des motifs obscurs, lui avaient réglé son compte avant de dissimuler son cadavre. Ses parents et ses amis avaient nié qu’il ait pu avoir des ennemis ou qu’il ait eu des activités douteuses pouvant expliquer sa disparition. Après vérification, il était apparu qu’il n’avait pas quitté le pays par avion et son nom ne figurait pas non plus sur les registres des passagers des compagnies maritimes. Les employés des librairies de la ville n’avaient pas remarqué son passage le jour où il avait disparu.