Le vieil homme saisit la tasse que lui tendait Erlendur et sirota le café, même s’il n’était plus très chaud. Erlendur avait assisté à l’inhumation de son épouse. Le couple semblait avoir très peu d’amis et la famille était restreinte. Leur autre fils était divorcé et sans enfant. Un petit chœur de femmes se tenait à côté de l’harmonium : Écoute, ô artisan des cieux…
– Il y a du nouveau dans notre affaire ? demanda le vieil homme, sa tasse à moitié vide à la main. Un nouvel élément qui serait apparu ?
– Non, malheureusement, lui répondit Erlendur, une fois de plus. Les visites de cet homme ne le dérangeaient aucunement. Ce qui le gênait le plus, c’était de ne pas pouvoir faire mieux que de l’écouter raconter les épreuves et les tourments que le couple avait traversés à cause de ce pauvre garçon, car enfin comment de telles choses pouvaient-elles se produire et comment se faisait-il qu’on n’ait jamais eu la moindre nouvelle de lui ?
– Enfin, vous êtes évidemment assez occupés comme ça, ajouta l’homme.
– Ça arrive par vagues, répondit Erlendur.
– Oui, enfin, eh bien, je ferais peut-être mieux d’y aller, fit l’homme sans bouger d’un pouce, comme s’il lui restait encore quelque chose à dire bien qu’ils aient abordé les points les plus importants au cours de leur discussion.
– Je vous contacterai si j’ai du nouveau.
Erlendur percevait chez le vieil homme comme une hésitation.
– Oui… hum… c’est que, enfin… Erlendur, ce n’est pas sûr que je vienne à nouveau vous déranger, déclara le vieil homme. Le moment est peut-être venu d’abandonner. En outre, ils ont trouvé quelque chose… Il se racla la gorge. Ils ont trouvé une saloperie quelconque dans mes poumons. J’ai fumé comme un imbécile, et voilà le résultat, donc je ne sais pas ce que… Et il y a aussi toute cette poussière de ciment qui n’a pas arrangé les choses. Par conséquent, Erlendur, je suis venu vous dire adieu et vous remercier pour tout ce que vous avez fait depuis la première fois où vous êtes passé chez nous, cette affreuse journée. On savait que vous nous aideriez et vous n’avez pas failli, même si nous ne sommes pas beaucoup plus avancés. Évidemment, notre fils est mort, il l’est depuis toutes ces années. Je crois que nous le savons depuis longtemps. Mais on… enfin, nous… il y a toujours de d’espoir, n’est-ce pas ?
Le vieil homme se leva. Erlendur l’imita et lui ouvrit la porte.
– Oui, il y a toujours de l’espoir, répéta Erlendur. Et cette chose dans vos poumons, elle vous fait souffrir ?
– De toute manière, je suis presque devenu une épave, répondit l’homme. Je me sens épuisé chaque jour. Épuisé. Et maintenant qu’ils m’ont diagnostiqué ça, j’aurais presque l’impression d’avoir encore plus de mal à respirer.
Erlendur le raccompagna à l’accueil et s’arrangea pour qu’une voiture de police le ramène à la maison de retraite. Ils se quittèrent sur les marches du commissariat.
– Adieu donc, cher Erlendur, dit le vieil homme aux cheveux gris, au cou massif, au corps amaigri et voûté par une vie de travail pénible. Il avait été maçon et son visage était aussi gris que du ciment.
– Prenez soin de vous, conclut Erlendur.
Ensuite, il le regarda entrer dans la voiture de police qu’il suivit des yeux jusqu’au coin de la rue où il la vit disparaître.
Le pasteur avec qui Maria avait été le plus en contact était une femme du nom d’Eyvör. Elle n’officiait pas à Grafarvogur, mais dans une paroisse voisine. Elle était abattue et attristée par le destin de Maria ; dire qu’elle n’avait pas vu d’autre issue que de mettre fin à ses jours…
– Il y aurait de quoi verser toutes les larmes de son corps, confia-t-elle à Erlendur, assis dans le bureau qu’elle occupait dans l’église, en cette fin de journée. Quand on pense que des gens dans la fleur de l’âge se suicident comme s’il n’y avait pas d’autre solution. L’expérience prouve qu’il est possible d’aider ceux qui sont confrontés à une crise spirituelle ou à de grands malheurs quand on s’y prend assez tôt dans le processus.
– Vous ignoriez que Maria était en danger ? demanda Erlendur en méditant sur ce mot : processus, un terme qui lui avait toujours porté sur les nerfs. J’ai cru comprendre qu’elle était très pieuse et qu’elle fréquentait cette église.
– Je savais qu’elle n’allait pas bien depuis le décès de sa mère, répondit Eyvör, mais rien ne présageait qu’elle allait choisir une solution aussi radicale.
Le pasteur était âgé d’une quarantaine d’années. C’était une femme élégante qui aimait les bijoux, elle portait trois bagues, une chaîne en or autour du cou et de grandes boucles d’oreilles, assorties à son tailleur violet. Elle avait été surprise de cette visite de la police qui voulait lui poser des questions sur cette paroissienne qui s’était suicidée. Elle lui avait immédiatement demandé s’il venait la voir dans le cadre d’une enquête. Non, absolument pas, avait répondu Erlendur en concoctant à la va-vite une excuse selon laquelle il en était à la phase finale de la rédaction de son rapport. Ayant appris que Maria avait Eyvör pour pasteur, il voulait s’asseoir un moment avec elle pour discuter et profiter de son expérience. Les suicides faisaient malheureusement partie des affaires, et non des plus sympathiques, qui arrivaient sur le bureau du policier qu’il était et Erlendur avait à cœur d’en apprendre un peu plus sur leurs causes et leurs conséquences si cela pouvait l’aider dans son travail. Ce policier un peu lourdaud plaisait bien à Eyvör. Elle lui avait immédiatement trouvé quelque chose de rassurant.
– Non, bien sûr que non, observa Erlendur. Ça lui est arrivé de vous parler de la mort ?
– Oui, à cause de sa mère et aussi d’un événement qui s’est produit dans son enfance, je ne sais pas si vous êtes au courant, hésita Eyvör.
– Vous parlez de la noyade de son père ? répondit Erlendur.
– En effet. Maria a eu beaucoup de difficultés après le décès de sa mère. En fait, c’est aussi moi qui me suis occupée de son inhumation. J’ai assez bien connu la mère et la fille, surtout après le début de la maladie de Leonora. C’était une femme énergique, une femme d’exception qui ne s’avouait jamais vaincue.
– Que faisait-elle ?
– Vous voulez parler de son métier ? Elle était professeur à l’université, elle occupait une chaire de langue et littérature françaises.
– Et sa fille était historienne, compléta Erlendur. Voilà qui explique la bibliothèque bien fournie de leur domicile. Maria était-elle dépressive ?
– Disons qu’elle ne respirait pas la joie de vivre. J’espère bien que vous n’irez pas crier cela sur tous les toits, je ne suis évidemment pas censée vous en parler. Elle ne me parlait pas directement de sa souffrance, mais je voyais bien qu’elle allait mal. Elle venait à l’église, mais sans jamais réellement s’ouvrir à moi. J’ai tenté de lui apporter mon soutien, mais c’était plutôt difficile. Elle éprouvait une grande colère. Elle éprouvait de la colère à voir sa mère partir ainsi. Elle en voulait aux puissances supérieures. Je crois qu’après avoir vu sa mère diminuer puis s’éteindre, sa foi a légèrement vacillé, cette foi enfantine qu’elle avait pourtant toujours conservée.