Le père Kabani cracha sur la table et frotta du pied sous le banc. Puis, brusquement, il demanda :
« Quel jour est-on aujourd’hui ?
— La veille de la fête de Kata le Juste.
— Pourquoi n’y a-t-il pas de soleil ?
— Parce qu’il fait nuit.
— Encore la nuit… » dit avec tristesse le père Kabani, et il tomba la tête la première dans les restes de son repas.
Roumata le regardait tout en sifflotant. Puis il se leva et passa dans une sorte de débarras. Là, entre un amas de raves et un tas de copeaux, brillaient les tubulures de verre de l’énorme alambic du père Kabani, étonnante création d’un génie inventif, d’un chimiste d’instinct, et d’un souffleur de verre émérite. Roumata fit deux fois le tour de la « machine infernale », finit par mettre la main dans l’obscurité sur une barre de fer, et, au hasard, tapa de toutes ses forces, à plusieurs reprises. Il y eut un bruit de ferraille, de verre brisé, des glouglous. Une horrible odeur de marc aigri le prit aux narines.
Écrasant sous ses talons le verre brisé, Roumata gagna un coin de la pièce et alluma une lampe de poche. Sous un tas de vieilleries, un solide coffre-fort de cilikète abritait un synthétiseur Midas portatif. Roumata écarta les saletés, forma sur un disque les chiffres de la combinaison et souleva le couvercle du coffre. Même à la lumière électrique, le synthétiseur produisait une impression étrange au milieu du fatras d’objets. Roumata jeta dans l’entonnoir d’entrée quelques pelletées de copeaux, et le synthétiseur se mit à ronronner, tandis qu’un tableau indicateur s’allumait. Roumata, d’un coup de botte, approcha un seau rouillé du conduit de sortie. Aussitôt, des pièces d’or portant en effigie l’aristocratique profil de Pitz VI, roi d’Arkanar, tintèrent sur le fond bosselé du seau.
Roumata transporta le père Kabani sur son vieux lit de planches, lui ôta ses chaussures, le tourna sur le côté droit après l’avoir recouvert d’une peau de bête pelée. Là-dessus, le père Kabani ouvrit un œil. Ne pouvant ni bouger ni vraiment réaliser ce qui lui arrivait, il se borna à fredonner quelques lignes d’une romance interdite : « Je suis comme une fleur rouge dans ta petite main. » Après quoi il partit d’un ronflement sonore.
Roumata desservit, balaya, frotta le carreau de l’unique fenêtre, noirci par la saleté et les expériences auxquelles se livrait le père Kabani sur l’appui de la fenêtre. Derrière le poêle décrépi, il trouva un tonneau d’alcool qu’il vida dans un trou de rat. Puis il fit boire son cheval khamakharien, lui sortit de l’avoine de son sac de selle, se lava et s’assit pour attendre en regardant fumer la lampe à huile. Cela faisait six ans qu’il menait cette étrange double vie. Il s’y était habitué en quelque sorte, mais parfois, comme en ce moment, il avait brusquement le sentiment qu’il n’y avait en réalité pas de cruauté organisée, d’oppression grise, mais qu’il assistait à une bizarre représentation théâtrale, avec lui, Roumata, dans le rôle principal. Et qu’après une réplique particulièrement réussie, les applaudissements éclateraient, que les connaisseurs de l’Institut d’histoire expérimentale crieraient avec enthousiasme du fond de leur loge : « Impeccable, Anton ! Bravo ! » Il se retourna même, mais il n’y avait pas de public, rien que des murs de rondins, nus, moussus et noirs de suie. Dehors, le cheval hennit doucement et remua les sabots. Un ronronnement régulier, grave, tellement familier et tellement invraisemblable ici, se fit entendre. Roumata tendit l’oreille, la bouche entrouverte. Le bruit s’interrompit, la petite flamme de la lampe vacilla, puis s’élança. Roumata se leva, et au même instant, émergeant de l’obscurité, don Kondor, juge général et garde des Sceaux de la république marchande de Soan, vice-président de la Conférence des Douze Négociants, chevalier de l’ordre impérial de la Dextre Miséricordieuse, pénétra dans la pièce. Roumata se leva si brusquement qu’il faillit renverser le banc. Il était prêt à s’élancer pour l’étreindre, l’embrasser sur les deux joues, mais ses jambes obéissant à l’étiquette se plièrent d’elles-mêmes, ses éperons claquèrent cérémonieusement, sa main droite décrivit un vaste demi-cercle en partant du cœur, sa tête se courba tellement que son menton se perdit dans les dentelles mousseuses de son jabot. Don Kondor enleva son béret orné d’une simple plume de voyage, et l’agita du côté de Roumata du geste bref dont on chasse les moustiques, puis, après l’avoir lancé sur la table, défit à deux mains les agrafes du col de sa cape. Celle-ci tombait encore lentement derrière lui qu’il était déjà assis sur un banc, les jambes écartées, la main gauche sur la hanche tandis que, de la droite, il s’appuyait sur la poignée de son épée dorée, fichée dans les planches vermoulues du plancher. Il était petit, maigre, avec de grands yeux saillants dans un visage pâle et étroit, ses cheveux noirs étaient retenus comme ceux de Roumata par un cercle d’or massif orné d’une grande pierre verte au milieu du front.
« Vous êtes seul, don Roumata ? demanda-t-il d’un ton brusque.
— Oui, noble seigneur. »
Le père Kabani dit tout à coup à voix haute et distinctement : « Don Reba !… Vous êtes une hyène et rien d’autre. » Don Kondor ne se détourna pas.
« Je viens d’atterrir, dit-il.
— Espérons qu’on ne vous a pas vu.
— Une légende de plus ou de moins, peu importe, dit don Kondor avec irritation. Je n’ai pas le temps de voyager à cheval. Qu’est-il arrivé à Boudakh ? Où a-t-il disparu ? Mais asseyez-vous donc, don Roumata, je vous en prie ! J’ai mal au cou. »
Roumata se rassit docilement.
« Boudakh a disparu, dit-il. Je l’attendais au lieu-dit Les Glaives Pesants, mais il n’est venu qu’un vagabond borgne, qui savait le mot de passe et m’a remis un ballot de livres. J’ai attendu encore deux jours, ensuite je suis entré en contact avec don Hug qui m’a fait savoir qu’il avait conduit Boudakh jusqu’à la frontière, et que celui-ci était en compagnie d’un gentilhomme, en qui on peut avoir confiance, car il a été ratissé aux cartes et appartient corps et âme à don Hug. Par conséquent, Boudakh a disparu quelque part par ici, à Arkanar. C’est tout ce que je sais.
— Vous ne savez pas grand-chose, dit don Kondor.
— Il ne s’agit pas de Boudakh, répliqua Roumata. S’il est vivant, je le trouverai, et je le sortirai d’affaire. Ça je sais le faire. Ce n’est pas de cela dont je voulais vous parler. Je voudrais une fois de plus attirer votre attention sur le fait que la situation à Arkanar sort des limites de la Théorie de base… » Une expression aigre se peignit sur le visage de don Kondor. « Ah ! non, vous allez m’écouter, dit fermement Roumata. Je sens que par radio je n’arriverai jamais à m’expliquer avec vous. Tout a changé à Arkanar ! Nous sommes en présence d’un facteur nouveau, qui agit systématiquement. On a l’impression que don Reba, sciemment, a lancé contre les intellectuels tout ce qu’il y a de gris dans le royaume. Tout ce qui s’élève un tant soit peu au-dessus de la moyenne se trouve menacé. Vous entendez, don Kondor, ce n’est pas du sentiment, ce sont des faits ! Si l’on est intelligent, si l’on est cultivé, si l’on exprime des doutes, si l’on dit des choses qui sortent de l’ordinaire, si l’on ne boit pas, pour finir, on est en danger. Le dernier des boutiquiers a le droit de vous attaquer jusqu’à ce que mort s’ensuive. Des centaines, des milliers de gens sont mis hors la loi. Les Sections d’Assaut les pourchassent et les pendent le long des routes. Nus, la tête en bas… Hier, dans ma rue, on a tué à coups de botte un vieil homme, on s’était aperçu qu’il savait lire et écrire. Deux heures durant, paraît-il, il a été piétiné par des brutes au faciès bestial et suant… » Roumata se contint et acheva d’un ton calme : « Bref, il ne restera bientôt plus à Arkanar une seule personne qui sache lire et écrire. Comme dans le gouvernement du Saint-Ordre après le massacre de Barkan. »