Pachka se mit en colère.
« Vas-y ! » Il bégayait un peu. « Crétin ! Le soleil t’a tapé sur le crâne ! »
Anton se retourna et, regardant droit devant lui, s’engagea dans le sens interdit. Il ne désirait qu’une chose : qu’il y eût là-bas un pont détruit et qu’il fallût passer de l’autre côté. Il m’embête avec ses convenances ! Elle a qu’à y aller … avec son petit Pachka. Il se souvint du mécontentement d’Anka quand celui-ci l’avait appelée « ma petite Anka » et il se calma un peu. Il se retourna.
Il vit tout de suite Pachka : Bonn la Sauterelle, plié en deux, suivait les traces de la mystérieuse auto. Le disque rouillé se balançait doucement, le ciel bleu apparaissait dans le trou. Sur le talus, Anka se tenait assise, les coudes posés sur ses genoux nus, le menton appuyé sur ses poings fermés.
… Ils rentrèrent à la nuit tombante. Les garçons ramaient, Anka était à la barre. Une lune rouge se levait sur les arbres noirs, le chœur des grenouilles était assourdissant.
« On avait fait de si beaux projets, dit tristement Anka. Vous alors !.. »
Les garçons n’ouvrirent pas la bouche. Puis Pachka demanda à mi-voix :
« Anton, il y avait quoi, là-bas, au-delà du panneau ?
— Un pont détruit. Et le squelette d’un fasciste, enchaîné à une mitrailleuse. » Il réfléchit et ajouta : « Elle était complètement enfoncée dans la terre …
— Ouais … dit Pachka. Ça arrive. Moi, j’ai aidé un type à réparer son auto. »
1
Quand Roumata dépassa la septième et dernière tombe sur la route, celle de saint Mika, il faisait déjà fort sombre. Le cheval khamakharien tant vanté, gagné au jeu sur don Taméo, était une vraie rosse. Couvert de sueur, éclopé, il avançait d’un trot détestable, tout en zigzags. Roumata lui pressait les flancs du genou, le cinglait à coups de gants entre les oreilles, mais la bête ne faisait que remuer tristement la tête sans aller plus vite. De chaque côté de la route, s’étendaient des buissons qui ressemblaient dans l’obscurité à des volutes de fumée immobiles. Le bourdonnement des moustiques était intolérable. De rares étoiles scintillaient faiblement dans le ciel brouillé. Comme toujours en automne, dans cette contrée maritime aux journées étouffantes, poussiéreuses et aux soirées glaciales, un petit vent, chaud et froid en même temps, soufflait par intermittence.
Roumata s’enveloppa dans sa cape et laissa flotter les rênes. Inutile de se presser. Il restait une heure avant qu’il soit minuit et la forêt du Hoquet profilait déjà à l’horizon sa lisière noire et dentelée. Le long de la route, des champs labourés s’allongeaient ; des marais, miroitant sous les étoiles, exhalaient une odeur de rouille putride ; les tumulus et les palissades en ruine de l’époque de l’Invasion formaient des masses sombres. Au loin, sur la gauche, de lugubres lueurs d’incendie s’allumaient et s’éteignaient : probablement un village en train de brûler, l’un de ces innombrables Mangemort, Pendard ou Tirelaine, qu’une ordonnance impériale avait rebaptisés du nom de Bienvenu, Grâces ou Angélique. Sur des centaines de miles, des rives du Détroit à la saïva de la forêt du Hoquet, s’étirait ce pays, couvert de nuées de moustiques, déchiré de ravins, inondé de marais, accablé de fièvres, de pestes et de rhumes nauséabonds.
À un détour du chemin, une silhouette sombre se détacha des buissons. Le cheval fit un écart, la tête dressée. Roumata saisit les rênes, releva les dentelles de sa manche droite et mit la main à l’épée, l’œil aux aguets. L’homme au bord de la route ôta son chapeau.
« Bonsoir, noble seigneur, dit-il à voix basse. Je vous demande pardon.
— Qu’y a-t-il ? » s’informa Roumata, l’oreille tendue.
Il n’y avait pas d’embuscades silencieuses. Le grincement de l’arc bandé trahissait les brigands ; la mauvaise bière provoquait des rots incoercibles chez les Gris des Sections d’Assaut ; les soldats des barons avaient le souffle lourd et faisaient tinter leurs armes. Quant aux moines, chasseurs d’esclaves, ils se grattaient bruyamment. Or dans les buissons, c’était le silence. L’homme ne devait pas être un guetteur. D’ailleurs, il n’en avait pas l’air : petit, trapu, vêtu d’une modeste cape, son aspect était celui d’un bourgeois.
« Me permettrez-vous de courir à vos côtés ? demanda-t-il en s’inclinant.
— Bien sûr », dit Roumata, tirant sur la bride. « Tu peux te tenir à l’étrier. »
L’homme se mit à côté de lui. Il tenait son chapeau à la main. Le haut de son crâne, bien dégarni, luisait. Un négociant, se dit Roumata. Qui achète du lin ou du chanvre à des barons, à des grossistes. Négociant bien hardi d’ailleurs … À moins qu’il n’en soit pas un. Un lettré peut-être ? Un fuyard ? Un réprouvé ? Ils étaient plus nombreux que les marchands à courir les routes, la nuit. Ce pouvait être un espion aussi.
« Qui es-tu et d’où viens-tu ? demanda Roumata.
— Je m’appelle Kihoun, répondit l’homme tristement. Je viens d’Arkanar.
— Tu fuis Arkanar ? » demanda Roumata, se penchant vers lui.
« Oui », acquiesça sombrement le voyageur.
Drôle de personnage, pensa Roumata. Et si c’était un espion tout de même ? Il faudrait vérifier … Pourquoi, après tout ? Qui en a besoin ? Qui suis-je pour le faire ? Et puis je n’en ai pas envie ! Pourquoi ne le croirais-je pas, au fond ? Voilà un homme, un lettré à n’en pas douter, qui cherche son salut dans la fuite. Il est seul, il a peur, il cherche de l’aide. Il rencontre un gentilhomme. Les aristocrates, par orgueil et par bêtise, ne se mêlent pas de politique, mais leurs épées sont longues et ils n’aiment pas les Gris. Pourquoi Kihoun le Bourgeois ne trouverait-il pas une aide désintéressée chez un noble stupide et hautain ? Je ne le mettrai pas à l’épreuve. Je n’ai aucune raison de le faire. Nous passerons le temps en bavardant et nous nous quitterons bons amis …
« Kihoun … Je connaissais un Kihoun. Un apothicaire alchimiste qui habitait rue du Fer-Blanc. C’est un parent ?
— Hélas oui, dit l’autre. Un parent éloigné, il est vrai, mais ça leur est bien égal … jusqu’à la douzième génération.
— Et où t’enfuis-tu, Kihoun ?
— N’importe où … Le plus loin possible. Beaucoup s’en vont à Iroukan. Moi aussi, je vais essayer.
— Je vois. Et tu t’imagines que le noble seigneur t’aidera à franchir le poste de garde ? »
Kihoun ne répondit pas.
« Tu crois peut-être que le noble seigneur ignore qui est l’alchimiste de la rue du Fer-Blanc ? »
Kihoun se taisait. Je n’ai pas trouvé les mots qu’il fallait, pensa Roumata. Il se dressa sur ses étriers et cria, imitant les hérauts de la place Royale :
« Accusé et déclaré coupable de crimes abominables et impardonnables contre Dieu, la couronne et l’ordre ! »
Kihoun restait muet.
« Et si le noble seigneur était un fanatique de don Reba ? S’il était dévoué corps et âme à la cause et à la doctrine des Gris ? Crois-tu que c’est impossible ? »
Kihoun n’ouvrait pas la bouche. À droite de la route, les lignes brisées d’une potence se détachèrent dans l’obscurité. On distinguait la forme blanchâtre d’un corps nu accroché par les pieds. Hum, aucun effet, remarqua Roumata. Il tira sur les rênes, attrapa Kihoun par les épaules et le fit pivoter vers lui.
« Et si le noble seigneur te pendait tout de suite, à côté de ce vagabond ? » demanda-t-il, scrutant le visage blême où les yeux faisaient des trous d’ombre. « Lui-même. Vite et bien. Avec de la bonne corde d’Arkanar. Au nom des grands principes. Pourquoi ne dis-tu rien, Kihoun le grand clerc ? »