Devant le plus grand des feux un homme trônait, assis sur un tas de pierres recouvert de chiffons. Un cou de taureau enfoncé dans des épaules démesurées, un torse long, triangulaire, fiché sur de courtes jambes grosses comme des montoirs à chevaux, une tête carrée couverte d'un chaume pisseux que drapait un bonnet jadis rouge, une large face vineuse dans laquelle surprenait l'éclair étincelant des dents, tel était Mâchefer, roi de Thune et d'Argot, souverain seigneur des seize Cours des Miracles parisiennes et grand maître de toute la truanderie française. Un bandeau noir cachait son œil gauche, crevé par la main du bourreau, et achevait d'en faire une figure de cauchemar. Assis sur son tas de pierres, poings aux genoux, sa bannière, formée d'un quartier de viande saignante fiché sur une pique, plantée à côté de lui, il présidait les ébats de ses peuples en buvant force cervoise, qu'une ribaude à demi nue lui versait sans arrêt.
Nuit après nuit, dès qu'elle en eut la force, Catherine, fascinée par le spectacle, quittait sa couche et se glissait jusqu'au soupirail. Au ras du sol, il composait, avec l'étroite fenêtre de l'étage, tout l'éclairage du château de Barnabé. Là, le cou tendu, ouvrant sur la bacchanale des yeux avides, elle ne perdait rien de ce qui se déroulait dans la Cour. Et comme, obligatoirement, le festin des gueux se terminait en orgie, elle apprit ainsi bien des choses sur les lois de la nature. Lorsque, dans la lumière sanglante des feux mourants, elle pouvait voir les truands rouler pêle- mêle un peu partout, sans même prendre la peine de chercher l'ombre, une bizarre émotion s'emparait d'elle, un trouble qui venait des fibres profondes de son corps adolescent, joint à une intense curiosité. Si Jacquette l'avait surprise, elle serait morte de honte, mais, seule dans son coin sombre, elle ne pouvait détacher ses yeux de ce qui se passait. Elle apprit ainsi quelques-unes des coutumes du royaume d'Argot et de Thune.
Par exemple, elle fut plusieurs fois le témoin ébahi de l'entrée d'une nouvelle sujette dans le peuple de l'ombre. Lorsqu'une fille jeune était amenée chez les truands, elle était d'abord dépouillée entièrement de ses vêtements puis devait danser nue devant le roi au son des tambourins. Si Mâchefer ne la faisait pas sienne et ne l'envoyait pas grossir son harem déjà imposant, ceux à qui elle plaisait étaient admis à se battre pour sa possession. Laquelle était réalisée devant tous par le vainqueur.
La première fois, Catherine se cacha les yeux puis courut fourrer sa tête sous ses couvertures. La seconde, elle resta, risqua un œil entre ses doigts écartés. La troisième, elle examina la cérémonie de bout en bout.
Une nuit, Catherine vit amener devant Mâchefer une très jeune fille qui ne devait pas être beaucoup plus âgée qu'elle-même. Un an peut-
être. Une fois dévêtue, elle avait montré un corps mince comme une liane, encore un peu androgyne mais sur lequel les seins gonflaient un peu. De grosses nattes couleur de châtaigne mûre sautillaient sur les épaules de la néophyte. Quand elle avait commencé à danser devant le feu, Catherine avait éprouvé une bizarre impression. Sur le fond incandescent du brasier, la mince forme noire se tordait, se balançait comme une autre petite flamme humaine, avec une insouciance, un entrain qui firent envie à celle qui regardait. Catherine se surprit à penser que ce devait être agréable, au fond, de gambader ainsi toute nue devant ce beau feu réchauffant. La gamine qui dansait avait l'air d'un elfe ou d'un farfadet. C'était comme un jeu insolite...
Mais la danse terminée, la jeune fille s'était arrêtée haletante.
Mâchefer avait fait un signe de la main que Catherine avait appris à connaître. Cela voulait dire qu'il n'enrôlait pas la nouvelle venue dans sa propre maisonnée de femmes. La vieille qui avait amené la petite, dépitée, haussa les épaules et voulut ramener sa protégée. Alors, un homme affreux sortit des rangs. Il était tout petit mais si large d'épaules qu'il paraissait carré. Son visage couturé ne devait rien aux artifices des mendiants. Son énorme nez rouge, bourgeonnant, avait des reflets violets et, dans sa bouche ouverte en un rire silencieux, les dents n'étaient plus que quelques chicots noircis. Quand il s'avança vers l'adolescente, Catherine ne put retenir un frisson d'horreur. La suite fut pire. Cette fois, Catherine ferma les yeux bien fort quand l'affreux bonhomme jeta la petite à terre pour la prendre là, devant tous. Mais elle entendit le cri horrible que poussa la jeune truande, et comprit alors pourquoi Barnabé lui interdisait formellement de mettre le nez dehors. Quand elle rouvrit les paupières, on emportait, parmi les chants et les rires, la jeune fille évanouie. Il y avait du sang sur ses jambes...
Pourtant la claustration de Catherine commençait à lui peser. À mesure que ses forces revenaient, elle éprouvait d'intolérables envies de courir, d'aller respirer l'air des quais et de recevoir la caresse du soleil. Mais Barnabé secouait la tête :
— Tu ne pourras sortir que le jour où tu quitteras Paris, mignonne, jusque-là tu as tout à craindre du jour et plus encore de la nuit.
Mais un matin, Landry qui venait presque quotidiennement rejoindre Catherine, arriva en courant et lança depuis la porte :
— Je sais où est Loyse...
Traînant dans la Cité vers la deuxième heure de prime, Landry s'était rendu au marché Notre-Dame pour y marchander des tripes que sa mère lui avait demandées pour le souper. En admirateur fanatique de Caboche, le garçon s'était rendu tout droit chez la mère Caboche qui tenait justement commerce d'abats. Elle habitait, à l'étranglement d'une ruelle, une maison étroite et sale dont le rez-de-chaussée était parfumé par l'odeur nauséabonde des tripes. Tout le jour, la marchandise, débordant de grandes bassines de fer, était exposée sur le devant de la maison et dame Caboche, une énorme commère toute en graisse jaune, trônait assise derrière, une pique de fer à la main, près de ses balances. Elle était célèbre dans le quartier pour son mauvais caractère dont avait hérité son illustre fils, et pour son amour immodéré de la bouteille.
Mais en arrivant devant l'échoppe de la mère Caboche, Landry avait eu la surprise de trouver visage de bois. Les volets étaient mis et si la porte n'avait été entrebâillée, on aurait pu croire la maison vide.
Mais, sur cette porte, justement, un moine quêteur de l'ordre des Frères Mineurs, en robe de bure grise ceinturée d'une corde à trois nœuds, parlementait avec la mère Caboche dont on apercevait, par l'entrebâillement, le visage renfrogné.
— Donnez au moins un peu de pain pour les Frères Mineurs, ma bonne femme, faisait le religieux en agitant sa corbeille. Aujourd'hui, vigile de Saint-Jean, vous ne refuserez pas !
— La boutique est fermée, mon révérend, rétorquait la mère Caboche. Je suis malade et j'ai tout juste pour moi. Passez votre chemin et priez pour mon salut !
— Mais cependant...
Le frère voulut insister. D'ailleurs, quelques ménagères qui se rendaient au marché s'arrêtaient pour déposer leur obole dans son panier. L'une d'elles déclara :
— Ça fait deux mois qu'elle est fermée, mon père, même que personne dans le quartier n'y comprend rien. Quant à être malade, il faut entendre quel genre de vêpres elle chante dans la soirée. Sans doute qu'elle est fatiguée de travailler... ou de boire !
— Je fais ce que je veux, grogna la mère Caboche en faisant de vains efforts pour refermer sa porte.
Mais la sandale du frère était disposée de manière à la coincer.
— Donnez un peu de vin, alors, suggéra le frère éclairé par la déclaration de la commère.