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— Non. Écoute plutôt !...

Rapidement, Barnabé expliqua la situation à Mâchefer et ce qu'il attendait de lui. L'autre l'avait écouté en silence, en se dépouillant de ses faux ulcères d'un air méditatif. Quand Barnabé eut fini, il demanda seulement :

— Elle est belle, la fille ?

La main du Coquillart vint presser en silence celle de Jacquette qu'il sentait prête à réagir. Sa voix était parfaitement unie quand il répondit:

— Gentille, sans plus ! Blonde mais trop pâle. Elle ne te plairait pas... et puis elle n'aime pas les hommes. Rien que Dieu ! C'est une future nonne que Caboche a prise de force.

— Y en a qui sont mignonnes, fit Mâchefer songeur. Et Caboche est puissant pour le moment. S'attaquer à lui, c'est un gros morceau...

— Pas pour toi ! Qu'as-tu à craindre de Caboche, aujourd'hui puissant et qui, demain, ne sera peut-être plus rien ?

— Possible. Mais j'ai quoi à gagner dans ton histoire, à part des coups ?

— Rien, fit Barnabé sèchement. Seulement la gloire. Je ne t'ai jamais rien demandé, Mâchefer, et bientôt je retournerai retrouver mon roi à moi, le roi de la Coquille. Veux-tu que je dise à Jacquot de la Mer que Mâchefer le Borgne ne fait rien sans profit et ne sait pas rendre service à un ami ?

— Toutes ces discussions exaspéraient Catherine. Elle brûlait d'impatience de les voir se mettre à l'œuvre. Pourquoi tant de mots dépensés, alors qu'il n'y avait qu'à courir chez la mère Caboche en force et en arracher Loyse ? Les réflexions de Mâchefer tiraient pourtant à leur fin. Assis sur la dernière marche, il fourrageait dans sa tignasse et se tirait l'oreille. Il se racla la gorge, cracha à cinq pas, puis se leva : Ça va ! Je suis ton homme ! Faut causer de tout ça et voir ce qu'on peut faire.

— Je savais bien qu'on pouvait compter sur toi. Allons chez Isabeau-la-Gourbaude1 boire un bol de cervoise. On en parlera en attendant la nuit. C'est la Saint-Jean d'été. Il y aura plus à faire autour des feux, cette nuit que dans la journée...

Les deux hommes sortirent pour gagner le cabaret que tenait, sur la Cour même, une fille folle qui savait comme personne attirer la pratique. Jacquette les avait regardés sortir avec des yeux agrandis.

Elle retenait une violente envie de pleurer.

— Dire qu'il faut confier le salut de ma fille à un pareil homme !...

— L'important, fit Catherine avec assurance, c'est de la retrouver.

Sara, à son tour, intervint. Souriante, elle attira l'adolescente contre elle et caressa les magnifiques cheveux dont, depuis la maladie de Catherine, elle avait pris l'habitude de s'occuper. La Tzingara éprouvait un plaisir presque sensuel à manier les épaisses nattes d'or roux, à les brosser, à les lisser avec des gestes doux et caressants.

— La petite a raison, dit-elle. Elle aura toujours raison, surtout contre les hommes. Parce qu'elle sera belle à en mourir d'amour.

Catherine la regarda gravement. Elle était étonnée d'entendre dire qu'elle serait belle parce que, jusqu'ici, personne ne le lui avait jamais laissé supposer. On s'extasiait sur ses cheveux, parfois sur ses yeux qui étonnaient, mais rien de plus. Même les garçons ne le lui disaient jamais. Ni Landry... ni Michel ! I ,a pensée du jeune mort vint soudain assombrir l'étonnement vaguement joyeux que lui causaient les paroles de Sara ; au fond, qu'elle fût belle ou pas I. La gourmande.

quand elle serait grande, quelle importance est-ce que cela pouvait avoir, puisque Michel ne le verrait pas ? Il était le seul pour qui elle eût voulu être vraiment très belle. Maintenant, c'était trop tard ! Mais elle dut lutter contre l'envie de pleurer qui la prenait chaque fois qu'elle pensait à lui.

Le souvenir du jeune homme lui faisait toujours mal et la blessure laisserait sans doute une cicatrice sensible.

— Cela m'est égal d'être belle ou non, déclara- t-elle enfin. Même, je n'en ai pas envie du tout. Les hommes courent après les belles. Ils leur font du mal... tellement de mal !

Malgré l'étonnement qu'elle lisait dans les yeux de Sara, elle ne s'expliqua pas davantage. Elle se sentait rougir, subitement, au souvenir des scènes nocturnes surprises tous ces derniers temps par le soupirail, au déchaînement bestial dont la beauté de certaines filles entrevues les avaient rendues victimes. Les yeux de Sara ne la quittaient pas, comme si la fille des lointaines tribus possédait le pouvoir de lire aisément dans l'esprit de sa petite amie. Elle ne posa, d'ailleurs, aucune question, se contenta de sourire à sa manière lente :

— Que tu le veuilles ou non, tu seras très belle, Catherine.

Souviens-toi bien de ce que je te dis à cette heure ; très belle, plus même que tu ne le souhaiterais pour ton repos. Et tu n'aimeras qu'un seul homme... mais celui-là tu l'aimeras passionnément. Tu perdras pour lui le boire et le manger, tu quitteras pour lui ton lit et ta maison, tu t'en iras sur les routes à sa recherche, sans même savoir s'il t'accueillera. Tu l'aimeras plus que toi-même, plus que tout, plus que la vie...

Jamais je n'aimerai aucun homme, et surtout pas comme cela ! s'écria l'adolescente en frappant furieusement du pied. Le seul que j'aurais voulu aimer est mort !

Elle s'interrompit, effrayée de ce qu'elle venait de dire et regarda vivement vers sa mère pour voir comment elle réagissait. Mais Jacquette n'avait pas entendu.

Elle était revenue s'asseoir sur la pierre de l'âtre, dans les cendres, et elle égrenait son chapelet de buis. Sara saisit les deux mains de Catherine dans les siennes, emprisonna ses jambes entre ses genoux.

Sa voix baissa de plusieurs tons jusqu'à devenir un murmure doux, insistant et un peu endormeur :

— C'est ainsi, cependant ! Il est écrit dans les petites mains que voici d'étranges choses. Tu es destinée à un grand, un très grand amour qui te fera beaucoup souffrir et te donnera des joies si fortes que tu auras peine à les supporter. Par contre, beaucoup d'hommes t'aimeront... un surtout ! Oh ! (Elle avait retourné les mains de la petite, paumes en l'air, et les examinait curieusement, le front ridé de mille plis... Je vois un prince... un vrai prince ! Il t'aimera et fera beaucoup pour toi. Pourtant, ce n'est pas lui que tu aimeras. C'est un autre. Je le vois ! Jeune, beau, noble... et dur ! Si dur ! Tu te blesseras souvent aux épines qui défendent son cœur mais les larmes et le sang sont le meilleur mortier du bonheur. Cet homme, lu le chercheras comme le chien cherche son maître perdu, tu le suivras le nez à terre comme le limier sur la trace du grand cerf sauvage. Tu auras la gloire, la fortune, l'amour, tu auras tout !... mais tu le paieras très cher ! Et puis... oh quelle chose étrange !... tu rencontreras un ange.

— Un ange ? fit Catherine bouche bée.

Sara avait laissé retomber les mains de la jeune Mlle. Elle paraissait soudain lasse, et plus vieille, mais son regard, perdu bien au-delà des murs crasseux, irradiait de lumière comme si un buisson de cierges s'y fût allumé d'un seul coup.

— Un ange ! répéta-t-elle en extase. Un ange guerrier portant une épée flamboyante...

Trouvant que Sara s'évadait trop loin d'elle, Catherine la secoua doucement pour la ramener sur terre.

— Et toi, Sara ? Est-ce que tu retourneras un jour dans ton île au bout de la mer bleue ?

— Je ne peux pas déchiffrer pour moi-même le livre de l'avenir, mignonne. L'Esprit ne le permet pas. Mais une vieille, jadis, m'avait prédit que je m'éloignerais pour toujours et que, pourtant, je retrouverais les miens. Elle disait que les tribus viendraient à moi1.

Quand Barnabé revint, il était seul et semblait tout joyeux.

— Voilà, dit-il, tout est décidé. Le plan est établi. Dès qu'il se présentera une occasion favorable, nous arracherons Loyse à Caboche.

— Pourquoi attendre ? Pourquoi pas ce soir, s'écria Jacquette avec passion. Est-ce qu'elle n'a pas assez attendu, et moi aussi ?