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— Ne vous tourmentez donc pas, poursuivit dame Ermengarde pour qui, décidément, le visage mobile de Catherine n'avait pas de secrets. Votre mari est borgne et quant à Monseigneur, il avait bien trop à faire avec votre beau chevalier pour s'occuper de vous à cet instant. Et, ne vous déplaise, quand il y a au milieu d'elles un gaillard comme cet Arnaud, les femmes ne voient que lui et ne perdent pas leur temps à s'observer entre elles. Chacune pour soi !... Allons, ne vous torturez pas ainsi ! Tout le monde ne pratique pas la physionomie comme je le fais... et tout le monde n'est pas votre amie comme je le suis ! Votre secret sera bien gardé.

A mesure qu'elle parlait, Catherine sentait sa gorge se détendre et l'inquiétude d'un instant fit place à un vif soulagement. Elle était heureuse aussi de découvrir auprès d'elle cette amitié inattendue et sûrement sincère. Ermengarde de Châteauvillain était célèbre pour la liberté avec laquelle elle affichait ses sentiments et, jamais au grand jamais, elle ne se fût abaissée à simuler quoi que ce fût, dût sa vie en dépendre. Elle avait bien trop le sentiment de sa noblesse pour cela.

Mais la hauteur du rang ne l'empêchait pas d'être aussi curieuse que n'importe quelle autre femme. D'un geste sans réplique, elle prit Catherine par le bras, la fit asseoir auprès d'elle sur le grand lit et lui adressa un sourire rayonnant.

— Maintenant que j'ai deviné la moitié de l'affaire, contez-moi donc le reste, ma chère. Outre que je brûle de vous aider dans cette aventure, rien ne me plaît autant qu'une belle histoire d'amour...

— Je crains que vous ne soyez déçue, soupira Catherine... Il n'y a pas grand-chose à raconter.

Il y avait longtemps qu'elle n'avait éprouvé pareil sentiment de sécurité. Dans cette grande chambre au plafond bas, éclairée seulement par les flammes de la cheminée, assise auprès de cette femme solide et sûre, elle vivait là une halte nécessaire, un précieux moment de confiance qui allait lui permettre, en se racontant, de faire le point de son propre cœur. Au-delà des murs, il y avait la ville agitée, la foule des hommes qui, demain, regarderaient deux de leurs semblables s'entr'égorger. Confusément, Catherine sentait qu'ensuite le temps du repos serait révolu, que la route ouverte devant elle serait difficile, qu'elle s'écorche- rait les genoux et les mains aux pierres cruelles d'une voie douloureuse dont elle ne voyait encore que le premier méandre. Quel était donc ce vers qu'un jour Abou-al-Khayr lui avait murmuré ? « Le chemin de l'amour est pavé de chair et de sang. » Mais elle était prête à laisser sa chair lambeau par lambeau, son sang goutte à goutte aux épines du chemin, pour vivre son amour, ne fût-ce qu'une heure, parce qu'en cette heure unique elle saurait enfermer tout le souffle de sa vie et tout ce qu'elle avait d'amour à donner. Une remarque d'Ermengarde la ramena brutalement sur terre.

— Et si demain le bâtard de Vendôme le tue ?

Une écœurante vague de peur monta des entrailles

de Catherine, emplit sa bouche d'amertume, déborda de son regard affolé. La pensée qu'Arnaud pouvait mourir ne l'avait même pas effleuré. Il y avait en lui quelque chose d'indestructible. Il était la vie même et son corps paraissait fait d'une matière aussi solide que l'acier de son armure. Catherine rejetait de toutes ses forces l'image d'un Arnaud couché dans le sable de l'arène sous son armure défoncée que le sang doublait d'écarlate. Il ne pouvait pas mourir. La mort ne pouvait pas le prendre puisqu'il lui appartenait, à elle, Catherine !...

Mais les mots d'Ermengarde traçaient dans la muraille de sa certitude une mince lézarde par laquelle s'infiltrait l'angoisse. D'un bond, elle fut debout, d'un geste elle atteignit sa cape, s'en enveloppa.

— Où allez-vous ? s'étonna Ermengarde.

— Je vais le voir !... Il faut que je lui parle, que je lui dise...

— Quoi?

— Je ne sais pas ! Que je l'aime ! Je ne peux pas le laisser mourir au combat sans qu'il sache ce qu'il est pour moi...

A demi folle, elle se précipitait vers la porte. Ermengarde l'attrapa au vol par un pan de son long manteau, l'empoigna aux épaules et l'obligea à s'asseoir sur un coffre.

Etes-vous folle ? Les gens du roi ont dressé leur camp hors de la ville, près des lices, et le bâtard de Vendôme a élevé son tref de l'autre côté.

Les gardes du duc Philippe entourent camps et lices, de concert pour une fois avec les Écossais du roi de France que commande Buchan1.

Non, seulement vous ne pourrez pas franchir les portes de la ville, à moins de vous faire descendre par une corde le long des murailles, mais encore il vous sera impossible d'atteindre le camp. Et, en admettant même que vous le puissiez, je vous empêcherais, moi, d'y aller.

— Et pourquoi donc ? s'écria Catherine prête à pleurer.

Les doigts vigoureux d'Ermengarde meurtrissaient ses clavicules.

Pourtant elle ne parvenait pas à lui en vouloir parce que, sous la rudesse de la Bourguignonne, elle sentait une tendresse bourrue. Sa large face rouge revêtit soudain une extraordinaire expression de majesté.

— Parce qu'un homme qui va se battre n'a aucun besoin que les baisers, les larmes d'une femme viennent amollir son courage, détremper sa résolution. Arnaud de Montsalvy vous croit la maîtresse du duc Philippe. Il ne s'en battra qu'avec plus de rage et plus d'ardeur.

Il sera bien temps, s'il s'en sort vivant, de le détromper et de le tenter avec les douceurs de l'amour.

Mais Catherine, d'une secousse sauvage, s'arracha des mains de son amie.

— Et s'il meurt ? Et si demain on me le tue...

— Alors, hurla Ermengarde, il vous restera à vous comporter en femme de cœur, à montrer que, née bourgeoise, vous méritez réellement votre rang ! Vous aurez le choix entre la mort à vous-même donnée, si vous ne craignez point Dieu, et le moutier où s'ensevelissent vivantes celles dont les blessures d'amour ne se peuvent guérir. Tout ce que vous pouvez faire pour l'homme que vous aimez, Catherine de Brazey, c'est vous agenouiller ici, auprès de moi, et prier, prier et encore prier ! Monseigneur Jésus et Madame la Vierge, peut-être, protégeront ses armes et vous le rendront vivant...

1. John Stuart, comte de Buchan, connétable de France. On ignore trop généralement que, durant la guerre de Cent Ans, l'Ecosse combattit aux côtés de la France.

Le champ clos avait été tracé hors des murs de la ville, dans un vaste terrain nu que la Scarpe bordait sur sa plus grande largeur. Des hourds, ou échafauds de bois, imitant des tours et abondamment ornés de tapis, d'écussons, de banderoles et de bannières de soie, avaient été construits face à la rivière, en deux tribunes encadrant une grande loge dans laquelle le Duc devait prendre place avec ses sœurs et ses hôtes princiers. A chaque extrémité de la longue lice, autour de laquelle le peuple s'entassait déjà, une grande tente avait été dressée pour chacun des adversaires, toutes deux gardées militairement. Lorsque Catherine arriva au champ clos en compagnie d'Ermengarde, elle enveloppa d'un coup d'œil rapide l'ensemble du décor, effleura d'un regard indifférent le grand tref de soie pourpre où flottait la bannière du bâtard de Vendôme et ses armes, le lion hissant rayé de la rouge barre sénestre de bâtardise.

Ses grands yeux violets s'attachèrent à l'autre tente autour de laquelle on pouvait voir les armures d'argent et les plumails de héron blanc des Écossais du Connétable, tandis que les cottes noires et argent des gardes de Philippe entouraient la tente du bâtard. Derrière les murs fragiles, faits de soie bleu France, Catherine bouleversée devinait la présence d'Arnaud plus sûrement qu'en regardant l'écu d'argent à l'épervier noir pendu à la porte. Les fibres de son cœur la tiraient impérieusement vers lui et leur tension se faisait douloureuse quand elle imaginait la solitude morale de l'homme qui, là-bas, se préparait à la mort. Alors qu'il y avait grand mouvement de foule autour du pavillon de Vendôme dans lequel pages et seigneurs entraient et sortaient sans arrêt en flot mouvant et bariolé, les draperies bleues d'Arnaud ne bougeaient pas. Seul un prêtre était entré !