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Maintenant, c'est décidé et on ira jusqu'au bout.

— Sage parole ! fit une voix moqueuse qui paraissait venir du ciel, encore faut-il s'arranger pour mettre toutes les chances de son côté.

Allons, n'ayez pas peur, je ne vous veux aucun mal.

La figure qui venait d'apparaître au-dessus de la tête des trois jeunes gens, encadrée dans une lucarne drapée de toiles d'araignée, n'avait cependant rien de rassurant. Une chandelle de suif éclairait un long visage basané, plissé de rides en étoiles dont les principaux ornements étaient un nez immense, ponctué d'une grosse" verrue, et deux petits yeux extrêmement vifs sous des sourcils en accent circonflexe. De longues mèches noires, dépassant un capuchon crasseux complétaient le portrait du personnage qui avait assez l'air, ainsi éclairé, d'une des gargouilles de Notre-Dame. Mais, si cette face était inquiétante, elle n'était pas autrement antipathique parce qu'un large sourire la fendait en deux, montrant des dents de carnassier d'une blancheur inattendue.

Landry poussa une exclamation de surprise.

— Comment Barnabé, c'est toi ? Tu es déjà rentré ?...

— Comme tu vois, mon fils. J'avais la gorge un peu prise aujourd'hui, cela nuisait à la beauté de ma complainte. J'ai préféré garder la chambre. Mais, une minute, je descends...

Le lumignon qui, durant les dernières paroles s'était aimablement agité, disparut. Il y eut un grincement d'huis mal graissé que l'on referme.

— Tu le connais ? fit Catherine avec stupéfaction.

— Bien sûr ! Toi aussi d'ailleurs ! C'est Barnabé le Coquillart. Tu sais bien, ce bonhomme au vieux manteau cousu de coquillages qui mendie tous les jours sous le porche de Sainte-Opportune ? Il se prétend pèlerin revenant de Compostelle et vend des reliques, à l'occasion.

Catherine voyait maintenant à qui l'on avait affaire. Elle connaissait bien le bonhomme. Il lui souriait toujours quand elle se rendait à vêpres ou à complies à Sainte-Opportune avec Loyse, ou encore quand elles portaient du pain à Agnès-la-Recluse avec qui le Coquillart bavardait souvent. Pendant ce temps Barnabé était sorti de sa maison dont il refermait la porte

derrière lui avec le soin d'un bon bourgeois. Vu de plain-pied, il était très grand et maigre, ce qui le forçait à se tenir un peu voûté. Ses jambes immenses et ses bras de faucheux étaient à demi dissimulés sous une vaste houppelande effrangée, mais faite d'un lainage épais, sur laquelle étaient cousues une bonne vingtaine de coquilles Saint-Jacques. Sa maison fermée, il souhaita le bonsoir à Landry et à Catherine puis, levant la lanterne dont il s'était muni, éclaira le visage de Michel qu'il considéra un moment avec attention.

— Tu n'iras pas loin, mon jeune seigneur, si tu continues à te promener ainsi attifé, fit-il goguenard. Peste ! Des feuilles d'argent fin et les couleurs de Monseigneur le Dauphin. A peine hors du royaume d'Argot tu te feras repiquer. C'est très joli de blanchir la marine1 et de brûler la politesse à Capeluche. Encore faut-il s'arranger pour que ça dure sinon c'est du temps de perdu. Le plan des mions est assez bon mais, jusqu'au Pont-au-Change, t'as au moins neuf chances sur dix de te faire poisser par les gaffres2.

Les longs doigts maigres, étrangement souples de Barnabé, soulevaient avec dédain les découpures savantes de la hucque de soie violette et argent.

— Je vais la retirer, fit Michel qui voulut joindre le geste à la parole. Mais le Coquillart haussa les épaules.

— Il faudrait aussi retirer ta tête. Tu sens le chevalier à quinze pas.

Quant à ces deux-là, je me demande s'ils ne sont pas un peu fous de s'être fourrés dans cette histoire.

— Fous ou pas, on le sauvera ! s'écria Catherine au bord des larmes.

... et puis, continua Landry furieux, on perd du temps. Tout ça, c'est des paroles. Il y a mieux à faire Faudrait qu'on pense un peu à rentrer.

Il fait nuit noire maintenant. Tu devrais nous aider à sortir d'ici, Barnabé.

Visiblement Landry commençait à penser à la raclée paternelle qui pouvait les attendre au retour, lui et Catherine. De plus, il fallait aussi faire entrer Michel dans la resserre des Legoix. Pour toute réponse, Barnabé déroula un paquet qu'il portait sous le bras. C'était une houppelande grise, assez semblable à celle qu'il portait avec cette différence qu'elle était peut- être un peu moins sale. Il la jeta sur les épaules de Michel.

— Je vais te prêter mon beau costume des jours de fête, ricana-t-il.

M'étonnerait qu'on devine qui tu es là-dessous. Quant à tes chausses, elles sont assez crottées maintenant pour qu'on n'en voie plus la couleur.

Avec une visible répugnance, le jeune homme passa les manches du vêtement, non sans faire tinter les coquilles, rabattit sur sa tête le capuchon sous lequel il disparut complètement.

— Le beau pèlerin de Saint-Jacques que voilà ! goguenarda Barnabé, puis changeant de ton : Et maintenant, en route ! Suivez-moi de près, je vais souffler la lanterne.

Il prit la tête de la petite bande, serrant fermement dans sa grande patte la petite main de Catherine. On traversa la place fangeuse. Ici et là une lumière tremblotante s'allumait, signalant le retour de la vie dans le dangereux quartier. Des ombres confuses glissaient le long des murailles suintantes. À grands pas, Barnabé s'engagea dans une nouvelle ruelle, sœur jumelle de toutes celles parcourues jusque-là.

Toutes les voies du royaume des truands se ressemblaient, peut-être à dessein, pour mieux tromper les archers. Parfois le chemin s'engouffrait sous une voûte ou bien enjambait un ruisseau puant. Des silhouettes indécises, cahotantes et d'aspect fantastique dans ces ténèbres, croisaient les fugitifs, de plus en plus nombreuses. Barnabé, parfois, échangeait avec eux d'incompréhensibles paroles, sans doute le mot de passe que le Ragot1 avait dû édicter pour cette nuit-là.

L'heure était venue du retour des faux estropiés, faux pèlerins, vrais mendiants et authentiques voleurs vers leurs repaires sordides. Bientôt l'ancien rempart de Philippe- Auguste profila sur le ciel noir sa silhouette délabrée, encore couronnée, de place en place, d'une échauguette croulante. Barnabé s'arrêta.

— Maintenant, chuchota-t-il, va falloir faire gaffe ! Nous sommes à la limite du territoire des Gueux. Est- ce que vous vous sentez encore assez de cœur au ventre pour courir ?

Landry et Michel, d'une seule voix, se déclarèrent prêts mais Catherine sentait le cœur lui manquer. Une invincible fatigue pesait sur ses paupières, alourdissait ses membres. Sa main se crispa dans celle du Coquillart tandis qu'une larme roulait sur sa joue.

— Elle n'en peut plus, fit Michel apitoyé. Je vais la porter. Elle ne doit pas être bien lourde.

Déjà, il enlevait l'adolescente dans ses bras.

— Mets tes bras autour de mon cou et tiens-toi bien, dit-il en souriant.

Avec un soupir de bonheur, la jeune fille glissa ses bras autour du cou du jeune homme, laissant sa tête lasse rouler contre son épaule.

Une joie profonde faisait place à la fatigue, jointe à un délicieux engourdissement. Elle pouvait voir, de tout près, le profil net du jeune noble, elle sentait l'odeur chaude, légèrement parfumée d'ambre de sa peau.'Une odeur raffinée de garçon soigné, habitué à user abondamment des étuves, et que ne parvenait pas à éteindre le relent de crasse du vêtement dont il était affublé. Personne ne sentait aussi bon parmi tous ceux que connaissait Catherine ! Landry méprisait trop le savon pour dégager autre chose que des effluves plutôt forts. Caboche sentait.le sang et la sueur, Cauchon la poussière rancie, la grosse Marion, la servante des Legoix, la fumée et les odeurs de nourriture, Loyse enfin la cire froide et l'eau bénite. Même Gaucher et sa femme ne sentaient pas aussi bon que Michel ! Mais celui-ci venait d'un monde à part, clos et secret, où tout était doux, facile et délicieux. Un monde dont l'enfant rêvait souvent quand elle voyait passer, dans leurs litières tendues de soie, les belles dames de la cour, toujours scintillantes de brocarts et de bijoux.