Publius écoutait son ami silencieusement comme si la jalousie blessait son cœur de père aimant.
Cependant - objecta-t-il -, malgré nos projets et tous nos soins, les augures ne favorisent pas nos espoirs car la vérité est que ma pauvre fille ressemble plutôt à l'une de ces malheureuses petites créatures jetées au Vélabre2.
(2) Quartier de la. Rome antique situé sur un marais.
Néanmoins, ayons confiance en la magnanimité des dieux.
Des dieux ? - répéta Publius avec un découragement mal dissimulé. - À propos de ce recours impondérable, mon cerveau bouillonnant a imaginé mille théories. Il y a quelques temps, en visite chez toi, j'eus l'occasion de connaître un peu mieux ton vieil affranchi grec. Parménide m'a parlé de sa jeunesse passée en Inde et me fit part des croyances hindoues et de leur conception mystérieuse de l'âme. Crois-tu que nous puissions tous revenir dans d'autres corps après la mort au théâtre de la vie ?
D'aucune façon - répliqua Flaminius, énergiquement. - Parménide, malgré son précieux caractère pousse très loin ses divagations spirituelles.
Et pourtant mon ami, je commence à penser qu'il a raison. Comment pourrions-nous expliquer la diversité des sorts en ce monde ? Pourquoi l'opulence de nos quartiers aristocratiques et les misères de l'Esquilin ? La foi dans le pouvoir des dieux n'arrive pas à élucider ces problèmes torturants. Quand je vois ma malheureuse fille avec sa chair lacérée et putréfiée, j'ai l'impression que ton esclave détient la vérité. Qu'a bien pu faire Flavia, cette petite à peine âgée de sept ans, pour mériter un châtiment aussi horrible des puissances célestes ? Quelle joie pourrait trouver nos divinités aux pleurs d'une enfant et aux larmes douloureuses qui brûlent nos cœurs ? Ne serait-il pas plus simple de comprendre et d'accepter que nous venons de loin avec nos dettes envers les pouvoirs du ciel ?
Flaminius hocha la tête comme pour écarter un doute, puis reprenant une expression normale, il objecta avec fermeté :
Tu te fais du mal à alimenter de telles pensées. En quarante-cinq ans d'existence, je n'ai jamais connu de croyances plus précieuses que les nôtres vouées au culte vénérable de nos ancêtres. Tu dois te dire que la diversité des positions sociales est un problème issu de l'ordre politique, le seul qui ait établi une séparation claire entre les valeurs et les efforts fournis par chacun ; quant à la question des souffrances, il convient de se rappeler que les dieux peuvent tester nos vertus morales en nous menaçant au plus profond de notre âme sans qu'il nous soit pour autant nécessaire d'adopter les principes absurdes des Égyptiens et des Grecs qui, d'ailleurs, les ont déjà réduits à l'anéantissement et à la captivité. As-tu déjà fait des offrandes au temple après des doutes aussi angoissants ?
J'ai effectivement fait des sacrifices aux dieux, conformément à nos coutumes - répondit Publius embarrassé - et je m'enorgueillis plus que quiconque des glorieuses vertus de nos traditions familiales. Néanmoins, mes observations ne concernent pas uniquement ma fille. Voilà plusieurs jours que je vis torturé par la troublante énigme d'un rêve.
Un rêve ? Comment la fantaisie peut-elle ébranler de la sorte la fibre d'un patricien ?
Publius Lentulus entendit cette question plongé dans de profondes inquiétudes. Son
regard fixe semblait dévorer un paysage que le temps avait éloigné au fil des années.
Une pluie battante tombait à présent par rafales faisant abondamment déborder l'impluvium et remplissant la piscine qui décorait la cour du péristyle.
Les deux amis s'étaient assis sur un grand banc en marbre pour se reposer sur les coussins orientaux qui le rembourraient, afin de poursuivre leur entretien amical.
Il est des rêves - continua Publius - qui se distinguent de la fantaisie par leur expression d'une réalité saisissante.
Je revenais d'une réunion au Sénat où nous avions évoqué un problème d'une profonde délicatesse morale quand je me sentis pris d'un abattement inexplicable.
Je me suis couché de bonne heure et alors qu'il me semblait distinguer près de moi l'image de Thémis que nous gardons sur notre autel domestique, comme tous ceux qui exercent les fonctions de la justice, j'ai sentis qu'une force extraordinaire scellait mes paupières fatiguées et endolories. Et je me mis à voir d'autres lieux, reconnaissant des paysages familiers à mon esprit que j'avais complètement oubliés.
Réalité ou rêve, je ne saurais le dire, mais je me suis vu portant l'habit de consul au temps de la République. Il me semblait avoir régressé à l'époque de Lucius Sergius Catilina car je le voyais à mes côtés avec Cicéron ; tous deux semblaient avoir deux personnalités, l'une du bien et l'autre du mal. Je me sentais lié au premier par des liens forts et indestructibles, comme si je vivais à la ténébreuse époque de sa conspiration contre le Sénat, à participer avec lui au complot ignominieux qui visait l'organisation même de la République. Je soutenais ses intentions criminelles, adhérais à tous ses projets usant de mon autorité administrative, assumant la direction de réunions secrètes où je décrétais des assassinats infâmes... En un éclair, je revécus toute la tragédie, sentant que mes mains étaient tachées du sang et des larmes des innocents. Épouvanté comme si je retournais involontairement à un passé obscur et pénible, je contemplais la trame des infamies perpétrées sous la révolution, écrasée à temps par Cicéron ; et le détail le plus terrible est que j'avais assumé l'un des rôles les plus importants et les plus saillant de cette ignominie. Toutes les scènes horribles de cette époque défilaient, alors, devant mes yeux éberlués...
Mais ce qui m'humiliait le plus dans ces visions de mon passé coupable, comme si j'avais maintenant honte de pareilles réminiscences, c'est que je me prévalais de mon autorité et de mon pouvoir pour profiter de la situation et exercer les plus dures vengeances envers mes ennemis personnels que je faisais emprisonner sous les plus terribles accusations. Et mon cœur pervers ne se satisfaisait pas de l'incarcération de mes ennemis dans des cachots infects qui les séparait de la douce et chère affection de leur famille ; j'en fis exécuter un grand nombre dans l'obscurité de la nuit. De plus, en ma présence, je fis arracher les yeux de nombreux adversaires politiques, constatant ainsi leur supplice avec la froideur brutale des vengeances cruelles !... Pauvre de moi qui répandais la désolation et la disgrâce parmi tant d'âmes, car un jour, elles se souviendraient d'éliminer leur cruel bourreau !
Après toute une série de scandales qui finirent par m'éloigner du consulat, je sentis que la fin était venue à mes actes infâmes et misérables. Devant des bourreaux inflexibles qui me condamnèrent au terrible supplice de la strangulation, j'éprouvai alors les affres de la mort.