Dans un coin étalent disposés en bon ordre de nombreux parchemins et papyrus, tandis que dans les galeries abondaient des portraits en cire d'ancêtres et de parents de la famille.
Publius Lentulus avait les yeux larmoyants et la voix tressaillante, il était dominé par de fortes émotions. Il s'approcha d'une image en cire, parmi toutes celles qui s'alignaient là et en quelques mots, attira l'attention de Flaminius :
Tu le reconnais ?
Oui - répondit son ami frémissant -, je reconnais cette effigie. Il s'agit de Publius Lentulus Sura, ton arrière grand-père paternel, étranglé il y a presque un siècle pendant la conjuration de Catilina.
Cela fait précisément quatre-vingt-quatorze ans que le père de mon grand-père a été éliminé dans ces terribles circonstances - s'exclama Publius avec emphase, comme s'il détenait la vérité. - Observe bien les traits de ce visage et tu pourras constater la ressemblance parfaite qui existe entre ce lointain ancêtre et moi. La clé de mon pénible rêve ne serait-elle pas là ?
Le noble patricien remarqua l'évidente similitude des traits physionomiques de cette effigie avec le visage de son ami présent. Il était au comble de l'incertitude face à ces démonstrations hallucinantes. Il allait élucider le sujet, prônant la question de la lignée et de l'hérédité, mais comme s'il devinait tous ses doutes, son interlocuteur anticipa sur lui en s'exclamant :
Moi aussi je suis passé par toutes les hésitations qui troublent ton raisonnement, à lutter contre le bon sens avant d'accepter l'hypothèse de notre conversation de ce soir. La ressemblance, aussi grande soit-elle, est naturelle et possible ; ceci, pourtant, ne me satisfaisait pas complètement. J'ai donc envoyé ces jours-ci l'un de nos esclaves à Taormina où nous possédons une vieille habitation à proximité ; c'est là que les archives du défunt, que j'ai fait transporter jusqu'ici, étaient conservées.
Visiblement sûr de ce qu'il avançait, il agita dans ses mains nerveuses quelques documents et s'exclama :
Regarde ces papyrus ! Ce sont des notes de mon arrière grand-père sur ses projets au consulat. Dans tous ces parchemins, j'ai trouvé consignés divers actes de condamnation à mort que j'avais déjà remarqués dans les digressions de mon rêve inexplicable... Compare l'écriture ! Ne ressemble-t-elle pas à la mienne ? Que nous faut-il de plus que ces preuves calligraphiques ? Depuis plusieurs jours, je vis cet obscur dilemme... Serais-je Publius Lentulus Sura, réincarné ?
Flaminius Sévérus pencha sa tête en avant avec une évidente inquiétude et une indicible amertume.
Nombreuses étaient les preuves de lucidité et de logique de son ami. Tout contribuait à ce que son château d'explications s'écroulât avec fracas face aux faits accomplis, mais sauvegardant les croyances et les traditions de leurs aïeux, il ne se laissa pas abattre et essaya d'éclairer l'esprit d'un compagnon de si longue date.
Mon ami - murmura-t-il en l'étreignant -, je comprends ta réaction face à ces événements hallucinants qui enflammeraient l'esprit le plus insensible, mais nous ne pouvons compromettre notre intégrité en suivant nos présomptions. Si tout cela semble être réel, il est des réalités tangibles et immédiates qui exigent de notre part des réactions imminentes. Considérant tes pondérations et croyant même en la véracité du phénomène, je ne crois pas qu'il faille plonger notre raisonnement dans ces sujets mystérieux et transcendants. Je suis hostile à ces rétrospections, certainement en vertu de mes expériences dans la vie pratique. Même si d'une manière générale, J'adhère à ton point de vue, je te conseille de ne pas en parler autour de toi, et malgré l'acuité des concepts qui témoignent de ta lucidité, je te sens fatigué et abattu dans ce tourbillon de travaux liés à ton milieu domestique et social.
Tout en réfléchissant, il fit une pause ; il cherchait un moyen efficace de remédier à la situation, puis suggéra avec douceur :
Tu pourrais faire un séjour en Palestine avec ta famille et t'y reposer.
Il existe là-bas des régions au climat exquis qui permettrait peut-être la guérison de ta fille et t'aiderait en même temps à reprendre des forces. Qui sait ? Tu oublierais sans doute le tumulte de la ville et reviendrait plus tard parmi nous dans de meilleures dispositions. L'actuel procurateur de Judée est notre ami. Tu pourrais ainsi résoudre différents problèmes d'ordre personnel tout en conservant tes fonctions. D'autant qu'il ne me serait pas difficile d'obtenir de l'Empereur une dispense à tes travaux au Sénat pour que tu continues à percevoir les subsides de l'État, tant que tu serais en Judée. Qu'en penses-tu ? Tu pourrais partir tranquille car je prendrais à ma charge la direction de toutes tes affaires à Rome en veillant à tes intérêts et sur tes propriétés.
Publius laissa transparaître dans son regard une lueur d'espoir, et comme s'il analysait ce projet sous tous ses angles, il dit :
L'idée est providentielle et généreuse, mais la santé de Livia ne m'autorise pas à prendre une décision immédiate et définitive.
Pourquoi ?
Nous attendons pour bientôt, notre deuxième enfant.
Et quand doit-il naître ?
Dans six mois.
Ce voyage t'intéresserait-il après l'hiver prochain ? -Oui.
Très bien, tu seras donc en Judée dans un an précisément.
Les deux amis reconnurent que leur entretien avait été long.
L'averse avait cessé. Le firmament épuré resplendissait de constellations limpides.
La circulation des charrettes bruyantes recommençait déjà, accompagnées des cris hargneux des conducteurs, car dans la Rome impériale, les heures du jour étaient exclusivement réservées au trafic des palanquins, des patriciens et des piétons.
Ému, Flaminius prit congé de son ami, puis remonta dans une litière somptueuse portée par des esclaves prestes et herculéens.
Dès qu'il fut seul, Publius Lentulus se dirigea vers la terrasse où soufflaient les brises de la nuit avancée.
À la lueur d'un somptueux clair de lune, il contempla le quartier romain qui s'étendait sur les collines sacrées de la cité glorieuse. Il étendit son regard au paysage nocturne et songeant aux problèmes profonds de la vie et de l'âme, il laissa pencher sa tête en avant, accablé. Une incoercible mélancolie dominait son esprit volontaire et sensible, tandis qu'un souffle d'amour-propre et d'orgueil étouffait les larmes de son cœur tourmenté par d'angoissantes pensées.
UN ESCLAVE
Dès début de l'Empire, la femme romaine s'était livrée aux distractions et au luxe excessif, au détriment des obligations sanctifiantes du foyer et de la famille.
La facilité avec laquelle il était possible d'acquérir des esclaves employés pour les services les plus rudes comme aux tâches les plus élevées d'ordre domestique, éducationnel et en matière d'instruction, avait fortement ébranlé l'équilibre moral des familles patriciennes. De plus, la propagation des articles de luxe venus d'Orient, associée à l'oisiveté, avait réduit les efforts et le travail des matrones romaines, les tournant vers les frivolités vestimentaires et les intrigues amoureuses, préludant de la plus complète désorganisation familiale dans l'oubli des traditions les plus remarquables.
Cependant, quelques foyers avaient résisté héroïquement à cette invasion de forces perverses et dévastatrices.
À cette époque, certaines femmes étaient fières des anciennes vertus familiales ; elles honoraient celles qui les avalent précédées et qui avaient créé des générations d'âmes sensibles et nobles.
Les épouses de Publius et de Flaminius étalent de ce nombre. Intelligentes et valeureuses, toutes deux fuyaient la vague dépravante de leur époque, et représentaient deux modèles de bon sens et de simplicité.
Les dernières traces de l'hiver de l'an 32 avaient déjà disparu. La terre printanière et épanouie se répandait en un immense jardin de fleurs et de parfums...