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Plus de six mois s'étaient écoulés depuis la mort de son mari et la noble matrone se sentait déjà complètement étrangère à la société et au monde. Elle faisait de prodigieux efforts pour affronter dignement sa situation sociale car elle percevait dans sa vieillesse résignée que le cours du temps allait en isolant certaines créatures au bord du fleuve infini de la vie. Dans l'atmosphère et dans les cœurs qui l'entouraient, elle discernait une différence singulière, comme s'il manquait une pièce au mécanisme de son raisonnement pour avoir un jugement précis des choses et des événements. Cette pièce était la présence de son époux que la mort lui avait ravi ; c'était sa parole pondérée et aimante, douce et sage.

Dès les premiers jours passés chez ses amis, elle avait reçu de la part de Livia et de Publius, séparément, les plus tristes confidences sur les faits qui se déroulèrent en Palestine et qui avait compromis à jamais leur bonheur et leur paix conjugale. Et bien que mobilisant, toutes ses facultés d'observation et d'analyse, elle n'était pas parvenue à se prononcer définitivement quant à l'innocence de sa gentille et loyale amie. Si, à ses yeux, Publius Lentulus était le même homme toujours aussi intègre dans l'accomplissement de ses très nobles devoirs auprès de l'État et des plus chères traditions de la famille patricienne, Livia lui semblait excessivement changée dans ses croyances et dans ses émotions.

Investie de l'orgueil et de la vanité de sa race, elle ne pouvait admettre ces principes d'humilité, cette fraternité et cette foi active dont Livia témoignait pleinement auprès de ses propres esclaves, appliquant ainsi les directives de la nouvelle doctrine qui envahissait toutes les couches de la société romaine.

Comme elle aurait voulu encore avoir son mari à ses côtés afin de lui soumettre ces réflexions intimes et adopter son opinion toujours pleine de pondération et de sagesse... Mais, à présent, elle était seule à raisonner et à agir en toute liberté de conscience, et bien qu'elle cherchât vraiment une solution au pénible problème conjugal de ses amis, elle ne pouvait rien tirer de ses observations et de son examen des traditions familiales cultivées par son esprit avec le plus grand soin et beaucoup d'orgueil.

Dans le ciel brillaient cette nuit-là des myriades de constellations renforçant le mystère de ses pénibles divagations quand parvinrent à ses oreilles des bruits de pas qui approchaient.

C'était Publius qui, une fois son repas terminé, venait également sur la terrasse pour se détendre.

Ah ! C'est toi ? - fit la matrone avec bonté.

Oui, mon amie, j'aime me souvenir du passé... Parfois, j'apprécie de pouvoir me reposer sur cette terrasse et contempler le ciel. Pour moi, c'est de cette coupole immense et étoilée que nous recevons la lumière et la vie ; c'est là-haut que doit être notre inoubliable Flaminius, entouré de l'affection des dieux généreux !...

En fait, noble Calpurnia - continua le sénateur, attentionné -, c'était l'un des lieux favoris pour nos entretiens et nos réflexions lorsque mon inoubliable ami me faisait l'honneur de sa visite. C'est aussi ici que, plusieurs fois, nous avons échangé des idées et des impressions sur mon départ pour la Judée, à la veille de mon absence prolongée de Rome, il y a plus de seize ans !...

Il y eut une longue pause, alors que tous deux semblaient profiter des douces clartés de la nuit dans une vibration spirituelle commune pour sonder leur cœur, exhumant les souvenirs les plus chers dans un douloureux silence résigné.

Et comme si elle désirait changer le cours de leurs souvenirs, après quelques minutes, la vénérable matrone s'exclama :

En parlant de ton voyage fait dans le passé, je dois te dire qu'Agrippa doit partir pour Avenio, dès qu'il sera rétabli.

Mais pour quel motif ? demanda Publius avec intérêt.

Depuis plusieurs jours, je réfléchis au besoin d'examiner les nombreux intérêts que nous avons dans nos propriétés là-bas, ce qui était d'ailleurs, avant sa mort, l'intention de mon défunt mari de s'occuper personnellement de ces affaires.

La solution à ce problème est donc si urgente ? Et le mariage de Pline ? Agrippa ne sera donc pas présent ?

Non, je ne le crois pas, toutefois, dans l'hypothèse de son absence, il sera représenté par Saul, un ancien affranchi de notre maison qui nous a déjà envoyé un messager de Massilia pour nous faire part de sa présence aux cérémonies.

Quel dommage !... - murmura le sénateur affecté.

Je dois te dire aussi - continua la matrone avec sérénité -, que je compte sur le prestigieux soutien de ton amitié auprès de Cornélius Docus pour obtenir de l'Empereur Claudius une bonne situation pour notre voyageur, qui désire partir avec des attributions officielles. Il faut pour cela que soient changés en privilèges militaires, les droits politiques qui lui reviennent par sa naissance.

Ce ne sera pas difficile. L'administration actuelle s'intéresse davantage à la valorisation des classes armées.

À nouveau il y eut un silence, puis après une longue pause, le sénateur s'exclama comme s'il désirait profiter de l'occasion pour trouver une solution décisive à son amer problème :

Calpurnia - dit-il anxieusement -, pour parler de mon excursion passée, tu m'as informé du voyage forcé de notre Agrippa à présent. Et je ne cesse de me rappeler ma triste aventure et mon bonheur à jamais perdu !...

Impatient de surprendre un geste de réconfort suprême, le sénateur observait toutes les réactions psychologiques de sa vénérable amie. Il désirait qu'en tant que conseillère et presque comme une mère pour Livia par les liens éternels et sacrosaints de l'esprit, elle dissipât tous ses doutes pour lui parler de l'innocence de sa femme, et lui donner la certitude que son cœur capricieux et égoïste d'homme s'était trompé ; mais ce fut en vain qu'il attendit cette défense spontanée qui ne vint pas à l'instant nécessaire et décisif. La respectable veuve de Flaminius laissa planer dans l'air le même point d'interrogation douloureux en murmurant d'une voix triste, tandis que le clair de lune couronnait ses cheveux blancs :

Oui, mon ami, les dieux peuvent nous donner le bonheur et nous le reprendre... Nous sommes deux âmes à pleurer sur le tombeau des rêves les plus chers à nos cœurs !...

Ces paroles décourageantes pénétrèrent la poitrine sensible et fière du sénateur comme un sabre aiguisé qui l'aurait lentement déchiré.

Mais au fond ma noble amie - s'exclama-t-il presque énergiquement, comme s'il attendait une réponse décisive à l'angoissante indécision de son âme -, que penses-tu actuellement de Livia ?

Publius - répondit Calpurnia avec sérénité -, je ne sais pas si la franchise serait un mal en de telles circonstances, mais je préfère être sincère.

Depuis les pénibles confidences que tu m'as faites sur les événements qui se sont déroulés en Palestine, j'observe notre amie afin de pouvoir plaider la cause de son innocence à ton cœur, mais malheureusement, je remarque chez Livia les plus singulières et imprévisibles différences d'ordre spirituel. Elle est humble, douce, intelligente et généreuse, comme toujours, mais elle semble mépriser toutes nos traditions familiales et nos croyances les plus chères.

Lors de nos discussions et nos conversations intimes, elle ne révèle plus cette timidité charmante que je lui connaissais en d'autres temps. Elle démontre, bien au contraire, une excessive désinvolture d'opinion concernant les problèmes sociaux qu'elle juge pouvoir résoudre au contact d'une nouvelle foi. Ses idées me scandalisent avec ses concepts les plus injustifiables d'égalité ; elle n'hésite pas à classer nos dieux comme des illusions néfastes de la société pour qui elle a, dans tous ses propos, les plus sévères récriminations, révélant ainsi de singulières modifications dans sa façon de penser, allant jusqu'à se lier d'amitié avec les servantes de sa maison, comme si elle n'était qu'une simple plébéienne...