Publius, c'est le cœur d'une vieille amie qui vous parle avec les vérités sereines et tristes de la mort... Croyez-vous pieusement à mes graves révélations ?...
Le sénateur fit un effort pour sécher les larmes qui coulaient copieusement de ses yeux et se reprenant, il répondit fermement :
Oui, je te crois.
Et qu'allons-nous faire maintenant... pour réparer nos fautes... face au cœur généreux et juste de ta femme ?...
Il laissa transparaître une lueur de tendresse dans ses yeux et passa ses mains inquiètes sur son front comme s'il avait trouvé une solution presque heureuse, il s'adressa à la malade avec un rayonnement de joie et de tranquillité sur le visage en disant réconforté :
Vous connaissez la grande fête de l'État qui aura lieu dans quelques jours où les sénateurs qui sont au service de l'Empire depuis plus de vingt ans, seront couronnés de myrte et de rosés comme les triomphateurs ?
Oui - répondit la matrone -, si bien que j'ai déjà demandé à mes garçons... malgré ma mort prochaine... de vous accompagner à cette fête méritée... car vous serez un de ceux qui seront récompensés par nos autorités suprêmes...
Ô ma grande amie, personne ne veut envisager votre mort car nous ne pourrions nous passer de la précieuse contribution qu'est votre vie ; mais puisque nous parlons de réparer la grave erreur de mon désolant passé, j'attendrai une semaine de plus pour apporter à Livia l'expression de ma reconnaissance, de ma gratitude et de mon profond amour. J'irai à cette fête qui se réalisera sous les auspices de Sénèque qui a tout fait pour dissimuler la mauvaise impression causée par la conduite cruelle de l'Empereur, son ancien disciple. Après avoir reçu la couronne de la suprême victoire de ma vie publique, je déposerai toutes mes décorations aux pieds de Livia, en hommage à son existence angoissée par de poignants sacrifices familiaux... Je m'agenouillerai devant sa silhouette sanctifiée, j'ôterai de mon front l'auréole de l'Empire et je déposerai les fleurs symboliques à ses pieds que je baiserai humblement de tout mon repentir et de mes larmes, lui témoignant ainsi ma gratitude et mon amour infinis !...
Quelle généreuse idée, mon fils - s'exclama la patiente émue -, et je vous demande de le faire... le moment opportun venu. Et à l'instant... où vous témoignerez à Livia votre amour suprême... dites-lui de me pardonner... car je pleurerai de joie... en vous voyant tous deux heureux... des ombres tranquilles de mon sépulcre.
Tous deux laissaient libre cours à leur émotion en silence.
À un moment donné, la vieille malade serra les mains de son ami comme pour lui dire un suprême adieu. Calpurnia le fixa de ses grands yeux clairs qui libéraient un rayonnement mystérieux et avec des larmes d'une indicible émotion, elle s'exclama :
- Publius... je vous demande... de ne pas oublier... votre promesse... Agenouillez-vous aux pieds de Livia... comme à ceux d'une déesse...de renoncement et de bonté... Peu importe... si j'ai quitté ce monde... allez à la fête du Sénat... réparons... notre grave erreur... et maintenant, mon ami... une dernière requête... veillez sur mes garçons... comme si c'était les vôtres... Enseignez-leur l'honneur... la force... la sincérité et le bien... Un jour... nous serons tous réunis... dans l'éternité...
Emu, Publius Lentulus lui serrait les mains alors qu'il arrangeait sa tête vieillie dans les oreillers en soie, tandis que des larmes de commotion saisissaient sa voix.
Depuis longtemps déjà, la malade était subitement prise de dyspnée périodique et prolongée.
Le sénateur ouvrit les portes de sa vaste chambre où Livia accourut, empressée, comme une infirmière de tous les instants, tandis que Flavia et quelques servantes venaient à son secours avec des onguents et autres panacées de la médecine de l'époque.
Calpurnia, néanmoins, semblait frappée des dernières afflictions qui allaient l'emporter dans la tombe. Pendant vingt-quatre heures consécutives, sa poitrine palpita en sibilant comme si sa cage thoracique était prête à rompre sous l'impulsion d'une force indomptable et mystérieuse.
Au bout d'un jour et d'une nuit d'agitation et d'angoisses, la malade sembla éprouver une légère amélioration. Sa respiration était moins difficile et ses yeux révélaient une grande sérénité, bien que tout son corps fût couvert de taches bleuâtres et violacées qui annonçaient un proche décès. Seule l'aphonie continuait, mais à un moment donné, elle fit un geste de la main, appelant Livia à son chevet avec la tendre familiarité d'autrefois. L'épouse du sénateur répondit à son appel silencieux, s'agenouilla les yeux en larmes, elle comprit par intuition spirituelle que l'instant douloureux des adieux était là. On pouvait voir que Calpurnia désirait parler, mais ce fut en vain. Alors à cet instant, Livia la serra avec amour contre sa poitrine, et baisant ses cheveux et son front dans un effort suprême, elle colla ses lèvres à son oreille et balbutia avec une infinie tendresse : - « Livia, pardonne-moi ! » Seule l'interpellée avait entendu le doux murmure de l'agonisante. Ce furent là les dernières paroles de Calpurnia. On aurait dit que son âme valeureuse n'avait plus besoin que de ce dernier appel pour parvenir à se détacher de la terre et s'élever vers les deux.
Étreignant son infatigable amie, l'agonisante déposa à nouveau sa tête sur les oreillers. Une sueur abondante coulait de tout son corps qui s'apaisa légèrement et laissa place à une suprême rigidité cadavérique. Quelques minutes plus tard, ses yeux se refermaient comme s'ils se préparaient à un long sommeil. Petit à petit, sa respiration cessait tandis qu'une larme lourde et blanche roulait sur ses joues ridées, tel un rayon divin de lumière dans la nuit de sa tombe.
Les portes du palais s'ouvrirent alors pour les hommages de la société romaine. Aux obsèques de la valeureuse matrone, comparut ce que la cité possédait de plus noble et de plus raffiné dans son aristocratie spirituelle, vu la considération élevée manifestée à l'égard des vertus exceptionnelles de la défunte.
Une fois que les cérémonies de l'incinération furent terminées et que les cendres illustres de la noble patricienne furent conservées dans l'ombre du caveau familial, Flavia Lentulia assuma la direction de la demeure, tandis que ses parents retournaient à la résidence de l'Aventin pour se reposer.
Ils ne manquaient que quatre jours avant le déroulement des grandes festivités où plus d'une centaine de sénateurs allaient recevoir l'auréole de leur suprême triomphe dans la vie publique. Publius Lentulus, qui était l'un de ceux à qui il serait rendu hommage à cette fête mémorable, en dépit du deuil de la famille, attendait ce grand moment avec anxiété. Une fois qu'il aurait reçu l'expression suprême de sa victoire d'homme d'État, il irait la déposer aux pieds de son épouse comme symbole éternel de son amour et de reconnaissance de toute sa vie. En son for intérieur, il cherchait la manière la plus douce de s'adresser à nouveau à sa compagne sur un ton caressant et tendre que sa voix avait perdu vingt-cinq ans auparavant, et constatant la continuité de son amour chaque fois plus profond pour son épouse, il attendait anxieusement l'instant de sa réintégration dans la félicité du foyer.
Le soir venu, pendant de longues heures, son vieux cœur se préparait aux bénédictions du bonheur conjugal. Quelques jours plus tard, il alla jusqu'aux proximités des appartements de son épouse qui se trouvaient bien loin des siens pendant toutes ces années d'infinies amertumes.
L'avant-veille des grandes festivités, il était à peu près onze heures du soir quand sa silhouette s'arrêta devant les appartements de sa compagne, se réjouissant déjà de l'heureux moment de repenti qui signifiait pour lui une joie suprême.
Tandis que sa pensée était plongée dans les abîmes d'un lointain passé, son attention spirituelle fut soudainement éveillée par la douce mélodie d une voix de femme qui chantait tout bas dans le silence de la nuit. Le sénateur s'approcha lentement de la porte et colla son oreille pour entendre... Oui ! Livia chantait d'une voix discrète et apaisée comme une alouette abandonnée, faisant retentir légèrement les cordes harmonieuses de la lyre de ses souvenirs les plus chers. Publius pleurait ému en écoutant les notes argentines qui s'étouffaient dans l'ambiance étroite de sa chambre, comme si Livia chantait pour elle-même, endormant son cœur humble et délaissé pour remplir de consolation les heures tristes et solitaires de la nuit. C'était la même composition des muses de son époux qui s'échappait de ses lèvres à cet instant où sa voix avait des tonalités étranges et merveilleuses d'une indéfinissable mélancolie, comme si tout son chant était la lamentation douloureuse d'un rossignol poignardé