Les geôliers ne tardèrent pas à séparer les femmes en les installant dans une dépendance contiguë. Chaque groupe de croyants se maintint l'âme tournée vers Jésus, à l'heure suprême où ils attendaient la mort.
Au petit matin, alors que le soleil venait à peine de se lever dans toute l'ampleur du beau firmament romain, Anne et Livia discutaient seules presque sereines sous une espèce de paravent comme il en existait plusieurs dans la salle spacieuse réservée aux femmes, tandis que quelques compagnes semblaient se reposer, assoupies.
Madame - s'exclama la servante un peu inquiète -, je remarque qu'ils vous traitent ici avec sympathie
et déférence. Pourquoi ne demandez-vous pas Immédiatement votre libération ? Nous ne savons pas ce qui va nous arriver de sinistre et de terrible dans les heures difficiles à venir!...
Non, ma bonne Anne - répondit Livia, tranquillement -, tu peux être sûre que mon âme est parfaitement prête au sacrifice. Et même si je ne l'étais pas, tu ne devrais pas me faire part d'un tel conseil, car Jésus, en tant que Maître de tous les maîtres et Seigneur du royaume des cieux, n'a pas plaidé sa liberté auprès des bourreaux qui le tourmentaient et l'opprimaient...
Cela est vrai, Madame. Mais, je crois que Jésus saurait comprendre votre geste, car vous avez encore un mari et une fille... - souligna sa vieille servante comme pour lui rappeler ses obligations humaines.
Un mari ? - répliqua la noble matrone avec une héroïque sérénité. - Oui, je remercie Dieu pour la paix qu'il m'a accordée en permettant que Publius me démontre sa contrition de ces jours derniers. Pour moi, seule cette tranquillité m'est essentielle et nécessaire, car mon époux vraiment, je l'ai perdu û y a vingt-cinq longues années... En vain, j'ai sacrifié toutes les impulsions de ma jeunesse pour lui prouver mon amour et mon innocence pour m'opposer à la calomnie avec laquelle mon nom fut humilié. Pendant un quart de siècle, j'ai vécu de mes prières et de mes larmes... Ma nostalgie fut angoissante et le triste exil spirituel dans lequel j'ai été reléguée sur le plan de mes amours les plus purs fut très douloureux.
Je ne crois pas que l'ancienne confiance, pleine de bonheur et de tendresse puisse revivre pour moi dans le cœur de mon vieux compagnon...
Quant à notre fille, je l'ai remise à Jésus le jour de son enfance lorsque je me suis vue contrainte à la terrible séparation de son amour. Éloignée de son âme par injonction de Publius, j'ai dû étouffer les enthousiasmes les plus doux de mon cœur maternel. Le Seigneur connaît les terribles angoisses de mes nuits silencieuses et tristes où je lui confiais mes souffrances amères. En outre, Flavia a aujourd'hui un mari qui fait en sorte de l'isoler encore davantage de mon pauvre esprit, craignant ma foi, qualifiée par tous de démence...
Et après une courte pause, dans son affligeante confidence, elle souligna avec une sereine tristesse :
Pour moi, le refleurissement des espérances ne peut être sur terre... Je n'aspire, maintenant, qu'à mourir en paix réconfortée dans ma conscience.
Mais, Madame - reprit la servante avec véhémence -, aujourd'hui c'est le jour de la plus grande victoire de votre époux...
Je ne l'ai pas oublié. Mais voilà, vingt-cinq ans que Publius suit un chemin opposé au mien et il n'y aurait rien d'étrange à ce que lui, en cherchant aujourd'hui la récompense suprême de ce monde comme triomphe final à ses désirs, à mon tour, je cherche non pas la victoire du ciel que je n'ai pas méritée, mais la possibilité de montrer au Seigneur la sincérité de ma foi, avide des bénédictions fulgurantes de son infinie miséricorde.
De plus, ma chère Anne, c'est très réconfortant de rêver à son royaume sanctifié et miséricordieux... Revoir les mains tendres du Messie bénissant nos esprits de ses grands gestes de charité et de tendresse !...
Livia avait une lueur divine dans ses yeux baignés de larmes spontanées, comme si la rosée du paradis était tombée sur son cœur.
On voyait, clairement que ses idées n'étaient pas sur terre, mais flottaient dans un monde de clarté d'une extrême douceur, plein de doux souvenirs du passé et saturé de tendres espoirs en l'amour de Jésus-Christ.
Oui - continua-t-elle comme si elle parlait toute seule, à l'intimité de son cœur -, dernièrement, j'ai beaucoup pensé au divin Maître et à ses inoubliables propos... Le fameux après-midi de ses prédications, c'était encore le crépuscule et le ciel était couvert d'étoiles comme si les lumières du firmament avaient aussi désiré l'entendre... Les vagues du Tibériade si souvent bruyantes fustigées par le vent, venaient calmement s'échouer dans un éventail d'écume contre les barques de la plage avec une douce expression de respect quand ses enseignements divins se faisaient entendre dans le paysage ! Tout doucement, tout s'apaisait ; il fallait voir le sourire angélique des enfants à la tendre clarté de ses yeux de berger des hommes et de la nature...
Dans mon ardeur, ma bonne Anne, j'aurais désiré adopter tous ces bambins affamés en guenilles, présents aux réunions populaires de Capharnaûm ; mais mon désir maternel de soutenir ces femmes délaissées et ces enfants en haillons qui vivaient à l'abandon, ne pouvait se réaliser en ce monde... Toutefois, je pourrai réaliser les idéaux de mon âme si Jésus m'accueille dans les clartés de son royaume...
Bouleversée, la vieille servante pleurait en entendant ces épanchements émouvants.
Après une longue pause, elle poursuivit comme si elle désirait profiter de ses dernières heures :
Anne - dit-elle avec une tranquillité pleine d'énergie -, toutes deux nous avons été appelées au témoignage sacré de la foi dans les heures qui passent et qui doivent être glorieuses pour notre esprit. Pardonne-moi, ma chère, si un jour j'ai offensé ton cœur par quelques propos moins dignes. Avant que Siméon ne te remette à ma garde, je t'aimais déjà tendrement comme si tu étais ma sœur ou ma propre fille !...
L'employée pleurait, émue, tandis que Livia, affectueuse, continuait :
Maintenant, j'ai une dernière demande à te faire...
Dites, Madame - murmura la servante, les yeux pleins de larmes -, avant tout, je suis votre esclave.
Anne, s'il est vrai que nous devons témoigner aujourd'hui encore de notre foi, je désirerais comparaître au sacrifice comme ces créatures désemparées qui écoutaient les consolations divines près du lac Tibériade. Si tu veux bien exhausser mon vœu, échange maintenant avec moi la toge de maîtresse contre ta tunique de servante ! Je désirerais participer au sacrifice avec les habits humbles et pauvres de la plèbe, non pas parce que Je me sens humiliée devant les gens de ma condition à l'heureux instant du témoignage, mais parce qu'en arrachant pour toujours les derniers préjugés de ma naissance, je donnerai à ma conscience chrétienne le réconfort de l'ultime acte d'humilité... Moi qui suis née dans le pourpre de la noblesse, je désirerais trouver le royaume de Jésus dans une tenue simple passée par le monde dans le tourbillon tourmenté des épreuves et des labeurs !...
Madame !... - réagit la servante, hésitante...
N'hésite pas si tu veux me procurer la dernière satisfaction.
Face aux intentions touchantes de la généreuse femme, Anne ne put refuser, et à cet instant dans la pénombre d'un coin à l'écart du regard des autres compagnes, elles échangèrent la toge et la tunique qui étaient faites d'une espèce de mante portée sur la tenue compliquée de l'époque. Livia s'était parée d'une toge en laine très fine qui revêtait à présent le corps de l'employée avec les bijoux discrets qu'elle portait habituellement. Après lui avoir donné ses deux précieuses bagues et un gracieux bracelet, il ne lui restait plus qu'une parure de valeur, mais en passant sa main sur son cou, Livia caressa un petit collier avec une immense tendresse et décréta à sa compagne :