Très bien, Anne, il ne me reste plus que ce petit camé qui porte le profil de Publius en bas relief et qui est un cadeau qu'il m'a offert à l'époque lointaine de nos noces. Je mourrai avec ce bijou comme symbole d'union entre mes deux amours que sont mon mari et Jésus- Christ...
Anne accepta sans broncher toutes les pieuses demandes de sa maîtresse, et bientôt, l'allure de l'humble servante dans sa beauté virginale était touchée d'une imposante noblesse telle une figure souveraine en vieil ivoire.
Pour tous les prisonniers dans la terrible inquiétude qui les opprimait, malgré les douces clartés intérieures de la prière qui leur prodiguait le courage moral nécessaire pour aller au sacrifice, les heures du jour étaient pesantes et longues. Avec l'héroïsme résigné de sa ferveur religieuse, Jean de Cléophas parvint à maintenir active la chaleur de la foi dans tous les cœurs. Dans l'exaltation de sa confiance en la providence divine, des compagnons plus enthousiastes ne manquèrent pas de répéter avec lui les cantiques de la gloire spirituelle pour l'instant suprême du martyre.
Au palais de l'Aventin, tous les domestiques les plus intimes croyaient que Livia était chez sa fille ; mais un peu avant midi, Flavia Lentulia vint voir son père, afin de l'embrasser avant son triomphe.
Informée par le sénateur quant à ses projets de rétablir l'ancien bonheur conjugal avec les démonstrations publiques de confiance et d'amour les plus expressives pour son épouse, Flavia, à la grande surprise de son père, cherchait sa mère pour lui exprimer sa joie bien justifiée.
Une angoissante interrogation se posa alors sur tous les visages.
Depuis vingt-cinq ans, c'était la première fois que Livia et Anne s'absentaient si subitement de la maison, provoquant les craintes les plus légitimes.
Le sénateur sentit son cœur touché d'angoissants présages, mais les esclaves étaient déjà prêts à le conduire au Sénat où les premières cérémonies allaient commencer après midi en présence de César. Observant son affliction et son regard anxieux et inquiet, Flavia Lentulia voulut le rassurer et lui dit tout en dissimulant ses propres afflictions :
Pars tranquille, mon père. Je retourne maintenant à la maison, mais je ne négligerai pas de prendre les mesures nécessaires et lorsque tu reviendras plus tard avec l'auréole du triomphe, je veux t'embrasser avec mère, entre les fleurs du vestibule, afin que nous puissions toutes deux t'accueillir avec les pétales de notre amour dévoué de tous les jours.
Oui, ma fille - répondit le sénateur, une ombre d'angoisse sur le visage -, que les dieux permettent qu'il en soit ainsi, car les rosés du foyer seront pour moi les meilleures récompenses !...
Et prenant sa litière, salué par de nombreux amis qui l'attendaient, Publius Lentulus se dirigea vers le Sénat où une foule enthousiaste explosait de joie en signe de remerciements pour l'abondante distribution de blé faite par les autorités romaines pour célébrer cet événement, et applaudissait ceux à qui il était rendu hommage dans le vacarme assourdissant des grandes manifestations populaires.
De la noble maison politique où les tournois d'art oratoire les plus notables étaient prononcés pour louer la personnalité de l'Empereur, précédés par le personnage impressionnant de César qui ne dédaigna jamais le faste retentissant des grands spectacles, tel un ancien comédien, les sénateurs se dirigèrent vers le célèbre Temple de Jupiter où ceux qui étaient récompensés allaient recevoir l'auréole de myrtes et les rosés comme les triomphateurs. Ils obéissaient ainsi à l'inspiration de Sénèque qui faisait de son mieux pour dissiper la déplorable impression du gouvernement cruel de son ex disciple qui, en fait, décréterait aussi sa mort en l'an 66. Au Temple de Jupiter, le grand artiste qu'était Domitius Néron couronna la tête de plus d'une centaine de sénateurs de l'Empire, sous la bénédiction conventionnelle des prêtres. Les cérémonies religieuses durèrent plusieurs heures de suite vu leur caractère complexe. Ce n'est qu'après trois heures de l'après-midi que l'énorme cortège sortit du temple en direction du Cirque Maximum. La longue procession, touchée d'un aspect solennel rarement vu à Rome lors des siècles postérieurs, se dirigea d'abord au Forum en traversant la masse formidable de gens avec le plus grand respect.
Conformément aux grandes cérémonies publiques de l'époque, le merveilleux cortège était composé de la façon suivante.
Devant, il y avait un superbe char magnifiquement décoré où était mollement installé l'Empereur, suivit de nombreux autres chars qui transportaient les sénateurs récompensés, ainsi que leurs auliques favoris.
Domitius Néron, aux côtés de l'un de ses plus chers favoris, passait arrogant dans son habit rouge de triomphateur avec le luxe tapageur qui caractérisait ses attitudes.
Puis, de nombreux jeunes d'une quinzaine d'années suivaient en groupe, à cheval et à pied, escortant les voitures d'honneur et ouvrant la marche.
Ensuite venaient, les cochers conduisant les biges, les quadriges ou les séjuges, qui étaient des chars à deux, quatre et six chevaux pour les folles émotions des courses traditionnelles.
Derrière les auriges, presque complètement nus, marchaient les athlètes pour effectuer les numéros de tous les grands et petits jeux de l'après-midi ; après eux, il y avait les trois chœurs classiques de danseurs, le premier était constitué d'adultes, le second d'adolescents agiles et le troisième de gracieux enfants, tous exhibaient la tunique écarlate serrée par une ceinture de cuivre, une épée sur le côté et une lance à la main, arborant un casque de bronze décoré de panaches et de cocardes qui complétaient leur tenue extravagante. Ces danseurs défilaient, suivis de musiciens qui faisaient des mouvements rythmiques en exécutant des ballets belliqueux au son des harpes d'ivoire, des flûtes courtes et de nombreux luths.
Après les musiciens, telle une bande de sinistres histrions, surgissaient les Satyres et les Silènes, personnages étranges qui présentaient des masques horripilants, couverts de peaux de bouc sous lesquels ils faisaient les gestes les plus horribles, provoquant le rire frénétique des spectateurs avec leurs contorsions ridicules et étranges. De nouveaux groupes musicaux se succédaient qui étaient accompagnés de plusieurs exécutants secondaires du culte de Jupiter et d'autres dieux, et tenaient dans leurs mains de grands récipients en guise d'encensoirs en or et en argent d'où sortaient d'enivrants nuages d'encens.
Derrière les exécutants avec leurs parures d'or et de pierres précieuses, venaient les statues de nombreuses divinités arrachées, pour l'occasion, de leurs temples somptueux et tranquilles. Chaque statue dans son expression symbolique était accompagnée par ses dévots ou par ses divers collèges sacerdotaux. Toutes les images étaient transportées en grand apparat sur des chars d'ivoire ou d'argent, tirés par des chevaux imposants, guidés délicatement par des garçons pauvres de dix à douze ans dont le père et la mère étaient vivants, et soigneusement escortés par les patriciens les plus en vue de la grande cité.
Ce n'était qu'un éblouissement de couronnes d'or, de pourpres, de luxueux tissus d'Orient, de métaux brillants, de scintillement de pierres précieuses.
Pour fermer le cortège, la dernière légion de prêtres et de ministres du culte était suivie d'une masse interminable de gens anonymes et inconnus.
La gigantesque procession pénétra dans le grand cirque dans un profond recueillement conformément aux solennités les plus élevées. Le silence était à peine entrecoupé par des acclamations partielles de différents groupes de citoyens quand passa la statue de la divinité qui protégeait leurs activités et leur profession dans la vie ordinaire.