Chancelant, pris d'une douleur sauvage, il traversa le péristyle, puis résolument, comme s'il allait disputer un duel avec les ténèbres pour défendre son épouse calomniée et trahie, martyrisée par les criminels de cette cour d'infamie, sans remarquer que ses habits étaient en désordre, il se dirigea rapidement vers le cirque où la plèbe assouvissait les passions impitoyables de son César sans âme.
Toutefois dans la solitude de sa suprême angoisse morale, un spectacle plus terrible se trouva devant ses yeux écœurés.
Enivrés par les bas instincts de leur grossièreté perverse, les soldats et le peuple avaient mis les sinistres restes du monstrueux banquet des fauves de cet inoubliable après- midi, en haut des poteaux et des colonnes improvisées telles des torches qui illuminaient tout l'extérieur de la grande enceinte par l'épouvantable embrasement des morceaux de chair humaine.
Publlus Lentulus sentit toute l'extension de son Impuissance devant cette démonstration suprême d'horreur et de cruauté, mais il avança chancelant de douleur, comme ivre ou fou, au grand étonnement de ceux qui le voyaient à pied en ce lieu à contempler bouche bée les funestes torches, faites de têtes difformes et calcinées. Il laissait libre cours à ses pensées endolories d'angoisse et de révolte, comme si son esprit n'était plus qu'un tigre enfermé dans la carcasse de sa vieille poitrine, quand il remarqua la présence de deux soldats ivres qui se battaient pour un délicat objet qui attira brusquement son attention, sans qu'il pût expliquer la raison de son intérêt inattendu.
C'était un petit collier de perles auquel pendait un camée précieux et ancien. Ses yeux fixèrent cet objet étrange et son cœur devina le reste. Il le reconnut. Ce joyau était le cadeau de mariage fait à sa femme adorée et ce ne fut qu'à cet instant qu'il se souvint de l'attachement affectueux de son épouse pour ce camée qui gardait son profil de jeune homme et lui rappelait l'unique amour de sa jeunesse.
Il se posta face à ses rivaux qui adoptèrent immédiatement une attitude respectueuse en sa présence. Interpellé avec sévérité, l'un des soldats expliqua d'une voix humble et tremblante :
Très illustre, ce bijou appartenait à l'une des femmes condamnées aux fauves, au spectacle d'aujourd'hui...
Combien en voulez-vous ? - demanda Publius Lentulus sur un ton sinistre.
Je l'ai acheté pour deux sesterces.
Donnez-le-moi ! - répliqua le sénateur sur un ton menaçant et impératif.
Humblement, les soldats lui remirent le collier et le sénateur fouilla ses vêtements pour en retirer une lourde bourse de pièces d'or qu'il jeta aux deux hommes dans un geste de dégoût et de suprême mépris.
Publius Lentulus s'éloigna de l'infâme environnement, contenant à peine les larmes qui affluaient maintenant de son cœur opprimé et brisé.
Tout en serrant contre sa poitrine la minuscule parure, il semblait pris d'une force mystérieuse. Il se figurait qu'en conservant le dernier vestige de la toilette de sa femme, il gardait auprès de lui et pour toujours un peu de sa personne et de son cœur.
Loin des lumières macabres qui illuminaient à peine la voix publique, le sénateur pénétra dans une ruelle pleine d'ombres.
Après avoir fait quelques pas, il remarqua que devant lui se dressait vers le ciel un arbre gigantesque qui embellissait le décor de la vétusté de sa frondaison majestueuse. Chancelant, il s'appuya contre le vieux tronc, avide de repos et de consolation. Il contempla les étoiles qui paraient de douces scintillations tout le firmament romain et se dit qu'à cet instant l'âme si pure de sa compagne devaient certainement reposer dans la paix sublime des clartés célestes, sous la bénédiction de dieux...
D'un geste spontané, il baisa le minuscule collier, le serra dans un délicat ravissement contre son cœur et considérant le désert aride de sa vie, il se mit à pleurer comme jamais il ne l'avait fait en toute autre circonstance douloureuse de son existence tourmentée.
Il fit une rétrospective profonde de tout son passé amer et se dit que toutes ses nobles aspirations avaient été bafouées par les dieux et par les hommes. Dans son regrettable orgueil, il avait payé au monde les plus lourds tributs d'angoisses et de larmes et, dans sa vanité d'homme, il avait reçu les humiliations les plus accablantes du destin. Il reconnaissait tardivement que Livia avait tout fait pour le rendre heureux, l'entourant toute sa vie d'un amour joyeux, simple et sans prétention. Il se souvint des moindres détails de son triste passé comme si son esprit procédait méticuleusement à l'autopsie de tous ses rêves, espoirs et illusions, dans le brouillard épais du temps.
En tant qu'homme, il avait vécu étroitement lié aux affaires d'État qui lui avaient volé les réjouissances les plus charmantes de la vie familiale et, en tant qu'époux, il n'avait pas eu suffisamment d'énergie pour s'armer contre les calomnies insidieuses. C'est en tant que père, qu'il se considérait le plus malheureux de tous. Que lui valait à présent l'auréole du triomphe, si elle s'accompagnait de l'imbuvable calice d'amertume ? À quoi bon les victoires politiques et la reconnaissance sociale des titres de noblesse, ainsi que la considérable expression de sa fortune sous la poigne implacable de son impitoyable destin en ce monde ?
Ses pensées se perdaient dans de profonds abîmes d'ombre et de doutes acerbes, lorsque surgit à son esprit tourmenté l'image suave et douce du sublime prophète de Nazareth avec la richesse indestructible de sa paix et de son humilité.
Dans la plénitude de ses souvenirs, il lui semblait entendre encore les conseils extraordinaires qu'il lui avait adressés de sa voix affectueuse et compatissante, au bord des eaux agitées du lac Tibériade. Intensément, il se souvint de Jésus et se sentit pris d'un vertige de larmes douloureuses qui, d'une certaine manière, apaisèrent le désert de son cœur. S'agenouillant sous le feuillage opulent et généreux, comme il l'avait fait un jour en Palestine, se rappelant la force morale que la doctrine chrétienne avait procurée au cœur de sa femme, la nourrissant spirituellement pour recevoir avec dignité et héroïsme toutes ses souffrances, il s'exclama tourné vers les cieux, les yeux baignés de larmes :
- Jésus de Nazareth ! dit-il d'une voix suppliante et affligée - il a fallu que je perde le meilleur et le plus cher de tous mes trésors pour que je me souvienne de la concision et de la douceur de tes paroles !... Je ne sais comprendre ta croix et je ne sais encore pas accepter ton humilité dans ma sincérité d'homme, mais si tu peux voir la gravité de mes blessures, viens secourir, une fois encore, mon cœur misérable et malheureux !...
Une déchirante crise de larmes survint à cette invocation touchée d'une grande franchise agressive et poignante.
Il eut alors l'impression qu'une énergie indéfinissable et impondérable l'aidait maintenant à traverser cet angoissant moment.
Une fois la supplique achevée qui émanait du fond de son âme lacérée, l'orgueilleux patricien nota que la présence d'une force inexplicable modifiait en cet instant inoubliable, tous ses sentiments et, toujours agenouillé, il remarqua avec la vision intérieure de son esprit qu'à ses côtés commençait à apparaître un point lumineux qui grandissait prodigieusement dans l'éprouvante sérénité de cet instant difficile de sa vie et fut surpris par le phénomène qui lui suggérait les conjectures les plus inattendues.
Finalement, le noyau de lumière prit forme et, devant lui, il vit la figure radieuse de Flaminius Sévérus qui venait lui parler dans la nuit tourmentée de son infinie amertume.
Surpris et effrayé, Publius reconnut sa présence identifiant ses traits physionomiques et ses salutations bienveillantes comme quand il s'adressait à lui sur terre. Son visage était le même dans sa douce expression de sérénité à présent touchée d'un sourire triste et amer. Il portait la même toge bordée de pourpre, mais il n'avait pas cet air martial et imposant des jours vécus sur terre. Flaminius le dévisagea comme s'il était saisi d'une pitié infinie et d'une amertume sans limite. Le regard pénétrant de son esprit scrutait les coins les plus secrets de sa conscience alors que le sénateur se calmait, révérencieux, ému et surpris.