Maintenant, ce que je dois faire de toute urgence, c'est prêter tous les hommages possibles aux sentiments immaculés de ma compagne emportée par les tourbillons de l'insanité et de la cruauté.
Pline et Flavia l'écoutaient silencieux et émus sans déranger le flot rapide de ses paroles, tandis qu'il continuait avec sagesse :
Voilà plus de dix ans que la société romaine voyait en ma pauvre compagne une malade et une folle. Et puisque nos amis ont été avertis que Livia se trouve à Tibur, peut-être à attendre la mort, je partirai là-bas, cette nuit même emportant Anne avec moi...
Et comme s'il était pris par une idée fixe avec cette préoccupation de rendre hommage à l'inoubliable défunte, Publius Lentulus poursuivit :
Notre maison à Tibur est inhabitée actuellement car depuis plus de vingt jours, Filopator est parti pour Pompéi, conformément à mes ordres... J'arriverai là-bas avec Anne, et j'apporterai une urne funéraire qui, à toutes fins utiles, renfermera les restes de ma pauvre Livia... Nos serviteurs devront aussi partir demain quand j'enverrai des messagers à Rome les informant des événements passés et pour satisfaire aux pragmatiques de la vie sociale !... À Tibur, nous rendrons à la mémoire de Livia tous les hommages. Je transférerai ensuite officiellement les cendres ici, où je ferai célébrer les plus solennelles obsèques pour les visites publiques, témoignant ainsi bien que tardivement, ma vénération pour la sainte créature qui a sacrifié pour nous sa vie entière...
Mais... et l'incinération ? - demanda Pline Sévérus, prudemment, alors qu'il réfléchissait au possible succès du projet.
Le sénateur n'eut pas d'hésitation pour régler la question avec l'habituelle énergie de ses décisions :
Si cette cérémonie requière la présence des prêtres, je saurai aller voir le ministre du culte de la cité, prétextant mon désir de tout faire dans le cercle le plus restreint de l'intimité familiale.
Il ne me reste plus qu'à espérer de vous qui m'écoutez, un silence tombal sur les pénibles mesures prises cette nuit, afin de ne pas blesser les susceptibilités des préjugés sociaux.
Surpris par cette énergie en des circonstances aussi difficiles, Pline Sévérus lui tint encore compagnie pour l'achat de l'urne mortuaire qui fut acquise, en quelques minutes, à un commerçant qui ne demanda rien à cet étrange client, vu sa position sociale et politique, ainsi que la généreuse importance qu'il reçut pour l'achat effectué avec des avantages significatifs.
Cette nuit-là, Publius Lentulus et Anne se dirigèrent avec quelques esclaves vers la cité de villégiature de la Rome antique. Ils traversèrent en quelques heures l'obscurité épaisse des chemins et arrivèrent dans la plus grande sérénité pour organiser les derniers hommages rendus à la mémoire de Livia.
Toutes les mesures furent adoptées à la surprise de tous les serviteurs qui n'osèrent pas discuter les ordres reçus, et même à celle des patriciens de la ville qui savaient la femme du sénateur malade, mais ignoraient le pénible épisode de son décès.
Flavia et Pline furent appelés le lendemain pour répondre à tous les impératifs d'ordre social, lors de la pénible représentation des condoléances.
Une donation plus généreuse de Publius Lentulus au culte de Jupiter lui valut la pleine autorisation du clergé tiburtin, afférent à la décision d'incinérer le cadavre de sa femme dans la stricte intimité de sa famille. Il fut rendu hommage à la mémoire de Livia avec tous les cérémonials du culte antique des dieux invoquant la protection des mânes et des divinités domestiques.
De nombreux porteurs furent envoyés à Rome et deux jours plus tard l'urne funéraire arrivait au siège de l'Empire en pénétrant pompeusement dans le palais de l'Aventin où l'attendait un majestueux catafalque.
Durant trois jours successifs, les cendres symboliques de Livia furent exposées à la visite du peuple. Le sénateur avait fait distribuer d'abondants dons en aliments et en argent à la plèbe qui venait prêter les derniers hommages à la mémoire de sa chère défunte. De longs pèlerinages visitèrent la résidence, jour et nuit, lui donnant l'aspect imposant d'un temple ouvert à toutes les classes sociales. Toute la noblesse romaine, de même que le cruel Empereur, se fit représenter aux pompes de ces obsèques qui étaient en quelque sorte une expression de remords et une tentative de réparation de la part de son époux peiné. Publius Lentulus considérait que seulement ainsi, il pouvait maintenant se repentir publiquement à l'égard de sa femme qui occupait à nouveau une place de vénération dans le large cercle des amitiés aristocratiques de sa famille.
Une fois ces cérémonies terminées, le sénateur voulut à tout prix que sa fille et son gendre, ainsi qu'Agrippa, se mettent à habiter au palais de l'Aventin en sa compagnie. Ce qui fut accepté provisoirement, conformément à ce qu'assurait Pline à sa femme, et cette nuit-là, l'âme lacérée de nostalgie et d'angoisses il transporta avec Anne, tous les objets d'utilisation personnelle de son épouse dans ses appartements privés.
Une fois cette tâche achevée, Publius Lentulus fit à la servante avec un singulier
intérêt :
Tout est là ?
Et recevant une réponse affirmative, il insista, comme s'il manquait encore quelque chose. Il faisait référence à la croix de Siméon gardée soigneusement par le dévouement d'Anne, comme si plus personne ne pouvait apprécier la signification spéciale de ce trésor :
Où est la petite croix en bois brute que ma femme vénérait tant ?
Ah ! C'est vrai !... - s'exclama l'employée satisfaite d'observer la modification de cette âme austère.
Et elle rapporta de sa chambre le modeste souvenir de l'apôtre de Samarie qu'elle remit avec une déférence affectueuse. Le sénateur le plaça alors dans l'un des meubles secrets. Néanmoins, quiconque accompagnait son existence amère, pouvait le voir toutes les nuits dans la solitude de son appartement, près du précieux symbole des croyances de sa compagne.
Lorsque les lumières du palais lentement s'éteignirent et alors que tout le monde essayait de trouver le repos dans le silence de la nuit, le fier patricien retirait du coffre-fort de ses souvenirs les plus chers, la croix de Siméon et, agenouillé comme le faisait Livia, il arrêtait la machine du conventionnalisme mondain pour méditer et pleurer amèrement.
AUBADES DU ROYAUME DU SEIGNEUR
En évoquant la douloureuse et émouvante scène du sacrifice des martyrs chrétiens dans l'arène du cirque, nous sommes amenés à suivre Livia dans son auguste parcours vers le royaume de Jésus.
Jamais les horizons de la terre ne furent gratifiés de paysages d'une si grande beauté que ceux qui s'ouvrirent dans les sphères les plus rapprochées de la planète, lors du départ en masse des premiers apôtres du christianisme, exterminés par l'impiété humaine, à l'âge d'or et glorieux de la doctrine consolatrice du Nazaréen.
En ce jour, alors que les fauves affamés déchiquetaient les adeptes sans défense des idées nouvelles, toute une légion d'Esprits sages et bienveillants, sous l'égide du Divin Maître, entourait les cœurs mortifiés de martyre et les remplissait de force, de résignation et de courage pour le suprême témoignage de leur foi.
Au-dessus des funestes passions déchaînées de cette foule ignorante et impitoyable, les pouvoirs du ciel déployaient la mante infinie de sa miséricorde, et au-delà de ce sinistre vacarme assourdissant, des voix bénissaient les martyrs du Seigneur en les abreuvant de suaves et heureuses consolations.
La nuit tombait déjà, alors que les dernières victimes s'effondraient sous les attaques violentes des lions furieux et implacables.
En ouvrant les yeux dans les bras affectueux de son vieil et généreux ami, Lwia comprit immédiatement que son angoissant supplice avait été consommé. Siméon avait sur les lèvres un sourire divin et caressait ses cheveux paternellement avec tendresse et douceur. Une étrange émotion vibrait néanmoins dans l'âme libérée de l'épouse du sénateur qui fondit en larmes. À ses côtés, elle remarqua peinée, les restes sanglants de son corps lacéré et comprit, malgré son épouvante, le doux mystère de la résurrection spirituelle dont parlait Jésus dans ses divines leçons. Elle voulut parler afin de traduire ses pensées les plus intimes, mais elle avait le cœur plein d'émotions indéfinissables et angoissantes. Petit à petit, elle remarqua que de l'arène sanglante, s'élevaient des entités qui, comme elle, essayaient maladroitement de faire des pas, soutenues néanmoins par des créatures éthérées auréolées d'une grâce incomparable, comme jamais elle n'avait pu en voir dans sa vie. À ses yeux, le scénario coloré et tourmenté du cirque de l'ignominie disparut et dans ses oreilles ne résonnaient plus les éclats de rire ironiques et pervers des spectateurs impitoyables. Elle remarqua que du firmament constellé émanait une lumière miséricordieuse et compatissante, et se figurait qu'une nouvelle clarté inconnue sur terre s'était merveilleusement allumée dans la nuit. Une immense foule d'êtres qui paraissaient ailés les entouraient tous, remplissant l'ambiance de vibrations divines.