Ainsi voulait-il le croire, mais ce voyage lui semblait être une analyse de ses souvenirs les plus chers et les plus poignants.
Dans l'après-midi, à la douce lueur du crépuscule sur la Méditerrané, il croyait encore voir la silhouette de Livia berçant le petit ou parlant à son cœur en ternies affectueux de consolation. Il pensait également distinguer la figure de Comenius, son fidèle serviteur, parmi les subalternes et les esclaves.
En compagnie de trois autres conseillers civils, il arriva sans embûches à destination. Le conseil restreint des amis intimes de l'empereur se mit immédiatement à la disposition de Titus, qui sut tirer profit de leur avis, utilisant avec succès leurs suggestions issues d'une longue expérience de la région et de ses coutumes.
Le fils de l'empereur était généreux et loyal envers tous ses compatriotes qui le considéraient comme un bienfaiteur et un ami. Mais pour ses adversaires, Titus était d'une cruauté sans nom.
Autour de sa personnalité ardente et intrépide se déployaient d'innombrables légions de soldats qui combattaient avec acharnement.
Le siège de Jérusalem qui s'acheva en 70, fut l'un des plus impressionnants de l'histoire de l'humanité.
La ville fut assiégée, justement lorsqu'une foule Interminable de pèlerins venus de tous les coins de la province, s'était réunie près du célèbre Temple pour les fêtes des pains azymes. D'où le nombre colossal de victimes et les luttes acharnées de la célèbre résistance.
Le nombre de morts dans les terribles affrontements s'éleva à plus d'un million. Les Romains firent presque cent mille prisonniers, dont onze mille furent massacrés par les légions victorieuses, après la sélection des hommes valides lors des pénibles scènes de sang et de sauvagerie commises par les soldats.
Le vieux sénateur se sentait affligé par ces spectacles effroyables de carnage, mais il avait donné sa parole et c'était avec le plus grand courage qu'il accomplissait pleinement son mandat.
Ses conseils et ses connaissances furent de nombreuses fois utilisés avec succès, et il devint le conseiller personnel du fils de l'empereur.
Quotidiennement, en compagnie d'un ami, le sénateur Pompilius Crassus, il visitait les postes les plus avancés des forces attaquantes pour vérifier l'efficacité de la nouvelle orientation observée par la stratégie militaire de ses compatriotes. À plusieurs reprises face à leur attitude intrépide, les chefs d'opérations les mirent en garde pour qu'ils n'avancent pas trop, mais Publius Lentulus ne manifestait pas la moindre crainte, réalisant à son âge, les minutieux services de reconnaissance topographique de la célèbre cité.
Enfin, à la veille de la chute de Jérusalem, on luttait déjà presque corps à corps dans tous les points de pénétration, après avoir effectué des incursions de part en part dans les camps ennemis avec des cruautés réciproques contre tous ceux qui avaient le malheur de se faire capturer.
Malgré la surveillance qui les entouraient et en vertu du courage dont ils témoignaient, Publius et son ami tombèrent entre les mains du camp adverse qui, lorsqu'ils remarquèrent les habits de hauts dignitaires de la cour impériale, les conduisirent immédiatement à l'un des chefs de la résistance désespérée, installé dans une grande maison qui servait de caserne près de la tour Antonia.
En observant les scènes de sauvagerie et de sang de la plèbe anonyme et rebelle qui exterminait de nombreux citoyens romains sous ses yeux, Publius Lentulus se souvint du terrible après-midi du Calvaire, où le miséricordieux prophète de Nazareth avait succombé sur la croix, sous le vacarme terrifiant de la foule enragée. Et tandis qu'il marchait impressionné par la brutalité et la rudesse alentour, le vieux sénateur se dit aussi que si ce moment était celui de sa mort, il devait mourir héroïquement comme sa propre femme, en holocauste à ses principes, bien qu'il y ait une différence fondamentale entre le royaume de Jésus et l'empire de César. L'idée de laisser Flavia Lentulia orpheline de son affection l'inquiétait ; néanmoins il estimait que sa fille aurait au monde le dévouement généreux et assidu d'Anne, ainsi que le soutien matériel de sa fortune.
Ce fut dans cet état d'esprit que, surpris par la succession des événements, il traversa de longues rues pleines d'agitation, de cris, d'injures et de sang.
Jérusalem, prise de panique, mobilisait ses dernières énergies pour éviter une ruine complète.
En bout de quelques heures, exténués de fatigue et de soif, Publius et son ami furent introduits dans le sombre cabinet d'un chef juif qui expédiait les ordres de supplice les plus impitoyables et la mort pour tous les Romains arrêtés, en réponse aux atrocités de l'ennemi.
Il suffit à Publius de poser son regard sur ce vieil Israélite aux traits caractéristiques pour chercher, avidement, une figure semblable parmi tous ses souvenirs les plus intimes et les plus lointains.
Néanmoins, il ne parvint pas à identifier immédiatement ce personnage.
Le vieux chef posa sur lui son regard intrigant et, faisant un geste de satisfaction, s'exclama avec une étincelle de haine qui transparaissait à chacun de ses mots :
Très illustres sénateurs - souligna-t-il avec ironie et mépris -, je vous connais de longue date...
Et, tout en fixant Publius, il soutint avec malice :
Mais par-dessus tout, je m'honore de la présence de l'orgueilleux sénateur Publius Lentulus, ancien légat de Tibère et de ses successeurs dans cette province persécutée et flagellée par les imprécations romaines. Heureusement que les forces de la destinée ne m'ont pas permis de partir pour l'autre vie, dans ma vieillesse laborieuse, sans m'être vengé d'une injure inoubliable.
Et s'avançant vers le vieux patricien qui le dévisageait extrêmement surpris, il répétait avec une insistance irritante :
Vous ne me reconnaissez pas ?...
Le sénateur portait sur son visage les signes d'un pénible abattement physique, face à cette rude épreuve de sa vie ; en vain, il dévisageait la figure maigre et machiavélique d'André de Gioras qui assumait à présent un poste élevé au sein des travaux du célèbre Temple, vu la fortune qu'il avait réussi à accumuler.
Constatant l'impossibilité d'être identifié par le prisonnier dont la présence, en ces lieux, l'intéressait au plus haut point et qui répondait à toutes ses questions d'un silencieux geste négatif, le vieux juif lui fit sarcastiquement :
Publius Lentulus, je suis André de Gioras, le père que tu as insulté un jour avec l'excès de ton autorité orgueilleuse. Tu te souviens de moi à présent ?
Le prisonnier fit un signe affirmatif de la tète.
Voyant que son impertinence ne l'intimidait pas, le chef de Jérusalem insista exaspéré:
Et pourquoi ne t'humilies-tu pas maintenant devant mon autorité ? Ignores-tu, par hasard, que je peux aujourd'hui décider de ton sort ?... Pourquoi ne me demandes-tu pas de faire preuve de commisération ?
Publius était exténué. Il se souvint de ses premiers jours à Jérusalem, de la visite de cet agriculteur intelligent et insurgé. Silencieusement, il chercha à se souvenir des mesures qu'il avait prise en sa capacité d'homme public afin que le fils du juif retournât au foyer paternel, mais ne se rappelait pas avoir distillé tant de fiel dans ce cœur révolté. Il décida de ne rien dire face à sa figure exaspérée et truculente, répondant ainsi à ses dispositions spirituelles, mais en raison de son audacieuse insistance, sans abdiquer de ses anciennes traditions d'orgueil et de vanité qui le caractérisaient en d'autres temps, et comme s'il désirait montrer son courage en de si rudes circonstances, il répliqua finalement avec énergie :