Le cortège se déplaçait solennellement depuis la porte Triomphale jusqu'au Capitule, à travers ce sinueux chemin, ce qui prit plusieurs heures, d'autant que la fête était organisée de façon à porter ses splendeurs au travers des quartiers les plus aristocratiques du patriciat romain.
Cependant à un moment donné, avant de monter la colline, tout le cortège s'arrêta et les regards anxieux de la foule convergèrent vers Simon et ses trois compagnons, auxiliaires directs de son personnel d'encadrement dans la résistance de la célèbre cité.
Bien qu'aveugle, mais accoutumer à la tradition de ces cérémonies, Publius Lentulus comprit que l'instant suprême était venu.
En raison de son cas très particulier et considérant la déférence que l'autorité jugeait lui devoir, l'empereur s'inquiéta de sa situation au sein du cortège et recommanda à son fils, Domitien, de pourvoir à ses éventuels besoins en de telles circonstances.
À ce moment-là, sous les bruyantes vibrations du délire populaire, on procéda à la flagellation de Simon devant la Rome toute entière ivre et victorieuse, tandis qu'André de Gioras et ses deux compagnons étaient conduits à la prison Mamertine où ils devaient attendre leur chef après la flagellation pour mourir ensemble. Puis, leurs cadavres seraient tramés à travers les Gémonies et, à la vue du peuple, jetés dans les courants du Tibre.
L'âme anxieuse, mais prêt à réaliser ses desseins, le sénateur fit appeler le prince dont l'assistance lui avait été recommandée, et il lui exprima son souhait de parler à l'un des prisonniers en privé et dans des conditions secrètes, ce en quoi il fut immédiatement exaucé.
Domitien lui prit le bras avec attention et le conduisit dans une dépendance de la sinistre prison, puis il ordonna de faire venir André dans un cachot isolé et secret, selon le désir de Publius, et dès que le condamné pénétra pour l'interrogatoire de l'ancien homme politique du Sénat, il attendit la fin de l'entretien dans une salle voisine en compagnie de quelques gardes.
Face à face, les deux ennemis eurent une étrange sensation de malaise. Publius Lentulus ne pouvait plus le voir, mais si ses yeux, dont les pupilles claires et énergiques étaient à jamais brûlées, n'avaient plus d'expression, son profil droit manifestait les émotions qui le dominaient.
- Seigneur André - s'exclama le sénateur, profondément ému - contrairement à mes habitudes j'ai provoqué cette rencontre secrète afin d'éclaircir mes doutes sur vos paroles réticentes prononcées à Jérusalem, le jour où vous avez consommé vos impitoyables résolutions à mon égard. Je ne veux pas, à présent, entrer dans des détails concernant votre attitude, mais seulement vous informer, à cette heure où la justice de l'empire se charge de vous, que j'ai tout fait pour vous rendre votre fils captif en accomplissant ce qui était pour moi un devoir d'humanité après avoir reçu vos suppliques. Je déplore que mes dispositions tardives n'aient pas eu l'effet escompté et qu'ainsi une haine aussi violente ait fermenté dans votre cœur. Cependant à présent, je n'ai plus ce pouvoir. Un aveugle ne peut décider de mesures d'aucune nature, face aux pénibles injonctions de sa propre vie, mais je sollicite votre explication sur la personne de l'esclave qui m'a ôté la vue à jamais !...
André de Gioras aussi était très abattu dans sa décrépitude maladive. Ému par l'attitude de ce père humilié et malheureux qui faisait une rétrospective sur ses actes criminels en ces heures suprêmes de sa vie, il répondit extrêmement touché :
Sénateur Lentulus, l'heure de la mort est différente de toutes les autres que le destin accorde à notre existence sur la face de ce monde... C'est pour cela, peut-être, que je sens ma haine maintenant transformée en pitié en mesurant votre souffrance amère et rude. Depuis que j'ai été fait prisonnier, je suis poussé à réfléchir aux erreurs de ma vie criminelle... J'ai travaillé au Temple et j'ai vécu pour le culte de la Loi de Moïse, et ce n'est qu'aujourd'hui que je reconnais que Dieu concède la liberté d'action à tous ses fils, principalement à ses prêtres, mais touche leur conscience au moment de la mort, lorsqu'il ne reste plus rien que la présentation d'une âme en faillite devant un tribunal auquel personne ne peut mentir ou qui ne peut être suborné !... Je sais que, face au chemin parcouru, il est trop tard pour réagir et reformuler nos actes ; mais un sentiment nouveau me pousse à vous parler ici avec la sincérité du cœur qui, incité par le jugement divin, ne peut plus tromper personne.
Il y a presque quarante ans de cela, votre austérité orgueilleuse a décidé de l'emprisonnement de mon fils unique en l'envoyant impitoyablement aux galères, et en vain j'ai imploré pour mon âme désemparée votre clémence d'homme public... Malgré cela, des galères, mon pauvre Saul a été envoyé à Rome où il fut vendu pour un prix dérisoire sur un marché d'esclaves au Sénateur Flaminius Sévérus...
A cet instant, l'aveugle, qui écoutait attentivement, fortement ému en identifiant dans ce récit le bourreau de sa fille, l'interrompit en demandant :
Flaminius Sévérus ?
Oui, comme vous, c'était un sénateur de l'Empire.
Profondément bouleversé alors qu'il faisait le rapprochement entre les douloureux faits qui liaient sa famille à la personne de l'ancien affranchi, le sénateur eut besoin de toutes ses énergies morales pour se dominer et retint en son for intérieur son amertume, tout en gardant le silence, tandis que le condamné continuait :
Toutefois, Saul fut chanceux... Il retrouva sa liberté et fit fortune, puis revint de temps en temps à Jérusalem où avec le temps il m'aida à prospérer. Mais, je dois vous révéler que, malgré les textes de Loi que j'ai prêches tant de fois et qui nous demande de désirer à notre prochain ce que nous désirerions pour nous-mêmes, je n'ai pas croisé les bras face à votre conduite arbitraire criminelle, et J'ai juré de me venger à n'importe quel prix. Pour cela, par une nuit tranquille, j'ai volé votre petit Marcus dans votre résidence de Capharnaûm avec la complicité d'une de vos servantes que j'ai dû empoisonner plus tard pour qu'elle n'en vienne pas à révéler le secret et gêner mes Sinistres intentions quand votre anxiété paternelle institua, à Jérusalem, le prix du grand sesterce offert à Celui qui découvrirait l'endroit où se trouvait l'enfant...
Vous vous souvenez certainement de la domestique Sêmélé qui est brusquement décédée dans votre maison...
Tandis qu'André de Gioras s'attardait sur la triste confession qui touchait les fibres les plus intimes de son âme, dont chaque mot était une dague d'amertume à lui meurtrir le cœur, Publius Lentulus prenait tardivement connaissance de tous ses faits, se rappelant les angoissants martyres de sa compagne en tant qu'épouse calomniée et en mère aimante.
Impressionné par son silence affligé, André continua :
En effet, sénateur, obéissant à mes sentiments condamnables, j'ai enlevé votre petit garçon qui a grandi humilié dans les plus rudes travaux du labour... j'ai annihilé son intelligence... j'ai facilité son accès aux vices les plus méprisables pour le plaisir diabolique d'humilier un Romain ennemi, jusqu'à ce que je culmine dans ma vengeance lors de notre rencontre inattendue ! Mais maintenant, je suis face à la mort et je ne peux entrevoir notre situation que comme deux pères malheureux... Je sais que je vais comparaître bientôt devant le tribunal des juges les plus intègres et, si cela vous était possible, je désirerais que vous m'accordiez un peu de paix avec votre pardon !
Le vieux sénateur de l'Empire n'aurait su expliquer ses profondes douleurs en écoutant ces révélations angoissantes et amères. En entendant André, il ressentait l'envie de le questionner sur son fils encore enfant, sur ses tendances, sur les aspirations de sa jeunesse; il aurait voulu connaître ses travaux, ses prédilections, mais chaque mot de cette confession arrière était un coup de poignard dans ses sentiments les plus chers. Telle une statue muette de malheur, il entendit à nouveau le prisonnier répéter, presque en larmes, l'arrachant à ses sombres divagations tourmentées :