Et il faut bien avouer que le jugement de Cortez sonne juste. C’est pas son genre, à cette petite. Mais ce n’était pas non plus le genre de Peter Zell. Plus personne n’est du même genre qu’avant.
J’observe les traits paisibles de Lily, puis je relève la tête pour surveiller la poche de sérum. Il me semble qu’elle est moins pleine. Je pense que la fille commence à se réhydrater. Je l’espère.
« T’en fais pas, Sherlock, me dit Cortez. On va simplement attendre qu’elle se réveille, et on lui demandera ce qui s’est passé. Enfin, sauf si elle met plus d’une semaine. Dans ce cas, on est foutus. »
Il se marre de nouveau, et cette fois je cède, je ris aussi, en roulant des yeux et en secouant la tête. La semaine prochaine, nous serons tous morts. Ce commissariat sera un tas de cendres, et nous serons dessous. Ha ha ha. Je pige.
Laissant Lily dormir et Cortez fumer, je retourne dans les bois examiner la scène de crime.
Si l’inspecteur Culverson était là, il procéderait à une reconstitution posée, concentrée – il referait tout le parcours, jouerait tous les rôles. La fille était étalée par terre, sur le ventre, la tête vers l’ouest. Ce qui indique qu’elle courait dans ce sens-là, qu’elle a trébuché ici, peut-être – qu’elle est tombée en avant comme ceci. Je mime ses derniers pas désespérés, lance mes mains en avant comme Superman. J’imagine la chute et le choc, je recommence, la chute et le choc, en imaginant dans mon dos la silhouette obscure de mon poursuivant, couteau en main, fondant sur moi.
Il y a quantité de traces de pas distinctes dans la boue épaisse de la clairière, mais elles ne sont vieilles que de deux heures, et ce sont les nôtres : le talon carré de mes grosses Dr. Martens, l’empreinte pointue des santiags de Cortez. Je distingue même le parcours compliqué des pattes de Houdini, qui dessinent des cercles dansants autour de la scène de crime. Mais là où la fille est tombée, le sol est un embrouillamini indistinct de marques ambiguës, de feuilles broyées et de paquets de boue. Des traînées noires dans le marron environnant. Toute trace de l’assaillant a été noyée ou effacée par la météo humide des deux derniers jours.
Je regagne le commissariat en piétinant dans la gadoue, prends pied sur l’allée de gravier qui s’incurve en travers de ce qui fut une pelouse municipale soignée et n’est plus qu’un laid terrain vague. Des parterres de zinnias montés en graine, cernés par les hautes herbes comme par une armée en marche. Au milieu du terrain, deux mâts, deux drapeaux oscillant mollement sous la pluie légère : celui des États-Unis, celui de l’Ohio. J’inspecte la pelouse avec tout le soin possible, la divisant dans ma tête en secteurs que je parcours méthodiquement. Je fais des trouvailles qui pourraient être des indices, ou peut-être pas : un petit tas d’écorces de cacahuètes, quinze centimètres de ficelle emmêlée. Dans un secteur situé juste au nord du drapeau de l’Ohio, je tombe sur trois trous régulièrement espacés dans la boue, qui semblent avoir été laissés par des piquets de tente.
Une fois mon inspection terminée, je reste un long moment au pied des drapeaux, les mains sur les hanches, de la pluie dans les yeux comme si j’étais en larmes, le nez et le menton dégoulinants. Passé un certain degré de fatigue, votre corps vous paraît tendre et mou en surface, comme un hématome. Vous avez la gorge qui brûle ; les yeux qui piquent. La faim intensifie la sensation : on se sent comme fripé, tordu, brûlé, durci. Comme la croûte de quelque chose, une écorce.
Ma ration pour aujourd’hui se compose de trois petits sachets d’arachides rôties au miel, plus une pomme verte prise dans un panier que nous avons trouvé dans un Residence Inn de Penfield. Je croque la pomme rapidement, comme un cheval. Je mange aussi presque tout un sachet d’arachides, puis décide de garder le reste pour plus tard.
Deux traces de sang superposées ; deux trajets dans le couloir ; l’un vers l’extérieur, l’autre vers l’intérieur.
Lily est agressée dans la kitchenette. Elle s’enfuit en saignant par la gorge, poursuivie par le coupable, et parvient à le semer dans les bois. Elle s’effondre dans la clairière où nous l’avons découverte. L’assaillant rentre avec ses trois couteaux encore dégoulinants de sang. Il les raccroche et disparaît.
Mais disparaître, qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il est descendu au sous-sol. Par le trou dans le sol du garage.
Pas vrai ? Inspecteur Palace, n’est-ce pas que c’est vrai ?
Vrai, sauf que… comment un agresseur déterminé et prêt à tuer peut-il perdre la trace d’une gamine de cinquante kilos sans défense qui titube dans les bois, la gorge pissant le sang ?
Vrai… mais pourquoi, et comment, manipule-t-il trois couteaux à la fois ?
Je lève les yeux vers le ciel, serre les dents et repousse une nouvelle vague de peur panique, de remords et de désespoir à l’idée que je ne saurai sans doute jamais. Ce mystère, allié à celui de ma sœur, demeurera éternellement sans réponse. C’est bien le bon endroit, le commissariat de Rotary, Ohio, c’est le bon endroit, mais c’est le mauvais moment, nous sommes venus trop tard, nous ne sommes pas arrivés à temps pour empêcher l’agression de cette fille, à temps pour empêcher ma sœur de se glisser sous terre et de disparaître. Ma faute. Tout est de ma faute.
Je me masse le front avec le talon de la main, en contemplant le bout de la pelouse, là où elle cède la place au sous-bois, et je la vois, notre endormie sans nom, courant dans la pénombre, une main serrée sur la gorge, essayant de hurler, incapable de le faire, son cou crachant un geyser de sang.
Ce n’était pas un piège, tout compte fait. Il y avait bien un petit zoo dans le coin, ces deux crétins d’ados pleins de bonnes intentions avaient bien libéré les animaux, et le frère de la fille était à présent coincé dans un arbre par un tigre. C’était début septembre, il y a environ deux semaines, seize jours peut-être, à mi-chemin de notre trajet tortueux. Seneca Falls était une ville grise : un calme inquiétant, des gens dans les rues, certains armés, d’autres non, certains en groupe et d’autres seuls, tout le monde grave et sur les nerfs. À un peu plus de quinze bornes de la ville : c’est là que nous avons vu la fille nous faire de grands signes, et nous l’avons invitée à monter dans la voiturette que nous avons poussée à fond, obligée à vibrer et bondir dans les petits chemins jusqu’à ce zoo minuscule. Là, nous avons trouvé le frère, en débardeur et short en jean, seize ans à peine et fou de terreur, tremblotant sur une haute branche qui ployait sous son poids et l’abaissait vers l’animal grondant et montrant les crocs. Le pelage mité, tendu sur les côtes apparentes.
« Qu’est-ce qu’on va faire ? a demandé la fille.
— Euh… » ai-je fait, sur quoi Cortez a abattu la bête d’un coup de fusil.
Le garçon a poussé un petit cri et dégringolé par terre, à côté de l’animal mort. Des boyaux et de la vapeur sortaient de son flanc orange explosé. Cortez a rangé son fusil, m’a regardé, et a dit : « On peut y aller ?
— Attendez, attendez ! a lancé la sœur en nous courant après alors que nous remontions dans la voiturette. Qu’est-ce qu’on doit faire, maintenant ?
— À votre place, lui a répondu Cortez, je boufferais le tigre. »