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NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM… NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM.

Cortez est dans la salle de régulation, fasciné devant la vieille console Radiocommand, un appareil de communication massif et noir, qui relaie sans discontinuer le même message d’urgence. La voix est calme, elle a ce ton neutre et sans affect que l’on entendait, naguère, lorsqu’on attendait d’être mis en relation avec un service après-vente : si vous désirez des conseils d’installation, composez le 1…

« Regarde-moi cette beauté, me dit-il. Elle marche encore. »

Une riche bouffée de nostalgie m’envahit. « Oh, tu penses ! Ces machines sont indestructibles. Et elle a dû être installée avec des tas de batteries de secours. »

Je me rappelle le même appareil, au commissariat de Concord. Les systèmes numériques portables installés environ deux ans avant mon assermentation l’avaient rendu obsolète, mais personne ne s’était jamais résolu à l’enlever de la Régulation, et la console restait là, dans le coin, noire, luisante et immuable, monument élevé à la gloire du travail de police traditionnel.

Le message change, à présent : DES CENTRES DE PREMIERS SECOURS ONT ÉTÉ INSTALLÉS DANS LES COMMUNES SUIVANTES… DES CENTRES DE PREMIERS SECOURS ONT ÉTÉ INSTALLÉS DANS LES COMMUNES SUIVANTES… Puis la dame commence à en égrener la liste, rien que de bons vieux noms de patelins à l’ancienne, évoquant les illustrations de Norman Rockwell : CONESVILLE… ZANESVILLE… DEVOLA…

Je passe l’index sur le dessus poussiéreux de la machine. Un bel engin de police, cette console Radiocommand, vraiment.

DES CENTRES DE PREMIERS SECOURS ONT ÉTÉ INSTALLÉS DANS LES COMMUNES SUIVANTES…

Nous restons plantés côte à côte, Cortez et moi, à écouter l’austère litanie des noms de villes. Cela déclenche dans mon cœur une mélancolie sourde, la voix de cette femme, le ronronnement de la machine, et je me dis que c’est peut-être simplement parce que les nouvelles me manquent. Pendant l’essentiel de ma vie, le monde a baigné dans les informations, croulé sous les messages rapportant ce qui se passait ; et puis, au cours de l’année écoulée, elles ont disparu du radar, une par une : le Concord Monitor et le New York Times, puis la télévision, le concept même de télévision, et Internet avec son bouillonnement incessant, tout cela s’est simplement évanoui. Pendant un moment, à Concord, avant l’incendie de ma maison et mon départ, j’ai eu une radio grandes ondes réglée sur la fréquence d’un certain Dan Dan the Radio Man, que j’ai écoutée durant toute la période des auditions de la commission Mayfair. C’est Dan Dan qui m’a annoncé la dernière mouture de la loi SSPI, votée à la hâte par ce qui restait du Congrès : nationalisation des silos à grains, reclassement de tous les parcs nationaux en camps pour les réfugiés intra-territoriaux.

En chemin, nous n’avons pu saisir qu’un écheveau de ragots et de rapports non confirmés, un échange nerveux de rumeurs, de spéculations et de fantasmes. Quelqu’un prétend que le barrage Hoover a été dynamité par des habitants du Nevada, en aval, qui avaient un besoin urgent d’eau potable. Quelqu’un agite un papier, prétendument une copie d’un document signé par le président, déclarant que les États-Unis sont « une nation souveraine et durable, conservant à perpétuité ses privilèges sur tous les territoires actuellement placés sous son autorité ». Quelqu’un raconte que la ville de Savannah a été conquise par des réfugiés venus du Laos, qui l’ont transformée en forteresse et tirent à vue sur les Blancs ; un autre réplique que pas du tout, c’est à Roanoke que ça s’est passé, qu’ils ont fait main basse sur Roanoke, et que ce sont des Éthiopiens.

Et à présent nous en sommes là, voilà ce qui nous reste du monde extérieur : on distribue des sandwichs et des pansements sous une tente quelque part à Apple Grove, Ohio.

LE PROGRAMME « LES BUCKEYES AIDENT LES BUCKEYES » SE POURSUIVRA PENDANT L’IMPACT ET AU-DELÀ, ANNONCE LA RADIOCOMMAND. LE PROGRAMME « LES BUCKEYES AIDENT LES BUCKEYES » SE POURSUIVRA PENDANT L’IMPACT ET AU-DELÀ.

Lorsque je pivote pour sortir de la pièce, une gerbe d’étincelles et d’étoiles jaillit à l’intérieur de mes paupières, et je titube, me raccroche au chambranle, reprends mon équilibre.

« Ça va ? » s’enquiert Cortez.

Je lui fais un signe vague par-dessus mon épaule, oui, ça va. Mais quand je lâche le chambranle pour me remettre en marche, un nouveau feu d’artifice me monte à la tête, et cette fois des taches et des motifs sanglants se gravent sur mes rétines. Une fille par terre. Un râtelier à couteaux derrière un évier rougi. Un distributeur de friandises vidé comme un animal éviscéré.

« Palace ? »

Je fais un pas… Ma fatigue est immense. Je tombe.

6

« Henry. Hé, ho. Debout. »

Cette voix. Je me réveille et voilà : mystère élucidé. Nico est là, tout simplement là, ses yeux brillent dans le noir comme ceux d’un chat. Elle est à genoux à côté de moi, qui suis couché par terre, et elle me réveille comme elle le faisait autrefois pour que je prépare son petit déjeuner, en enfonçant deux doigts dans mon torse et en approchant sa figure juste devant la mienne.

« Henry. Henry. Hen. Hen. Henry. Hé. Hen. » D’un geste du pouce par-dessus son épaule, elle m’indique Lily, la fille inconsciente allongée à côté de moi sur le mince matelas du lit, dans la cellule. Cortez a dû me ramasser dans la salle de régulation et me porter jusqu’ici.

« C’est qui, ta copine ? »

Je commence à parler, à dire oh, Nico, je te croyais morte, mais elle pose un doigt sur ses lèvres pour me faire taire, et j’obéis, je me tais, je la regarde fixement en silence. L’odeur de la cigarette de Cortez traîne encore dans la pièce.

« Donc, écoute, me dit-elle, et le son de sa voix me fait monter aux yeux des larmes brûlantes. Ça va se faire. C’est parti. »

Elle a exactement la même tête que sur la photo du lycée, celle que je garde dans la poche de mon blouson : elle s’est laissé repousser les cheveux et elle porte de nouveau ses lunettes, les vieilles, celles de son adolescence. Je n’en reviens pas qu’elle les ait encore. Je voudrais bondir pour la serrer dans mes bras. Je vais l’asseoir sur le guidon du vélo, je mettrai Houdini dans la remorque. Je vais la ramener à la maison.

« Tout s’est passé exactement comme prévu, poursuit-elle. Ils l’ont amené ici. Le savant, celui dont je t’ai parlé, tu sais ? On l’a avec nous. On part pour l’Angleterre demain matin, et avec l’équipe qu’il connaît là-bas, il va lancer la déflagration à distance. On va lui montrer un peu qui commande, à cet astéroïde. »

Abasourdi, j’articule en silence ces derniers mots : « Lui montrer qui commande. »

Elle sourit. Ses dents blanches luisent dans le noir. « Tout va s’arranger », dit-elle encore.

J’ai des objections, j’ai beaucoup de questions, mais Nico presse une main à plat sur ma bouche, secoue la tête dans un mouvement d’impatience.

« Je te le dis, Hen. Je te le dis. Emballé c’est pesé, comme le petit Jésus dans la crèche. » Une des expressions absurdes qu’employait mon père, une de ses préférées. « Tout est réglé. Aucun souci à se faire. »

C’est incroyable. Incroyable ! Ils ont réussi. Nico a réussi. Elle a sauvé le monde.

« Mais écoute. En attendant, surveille bien ton gorille. Je me méfie de lui. »