Mon gorille. Cortez.
Ils n’ont jamais eu le plaisir de se rencontrer, ces deux-là. Ils se seraient appréciés. Mais Nico ne l’a jamais croisé. N’a jamais entendu parler de lui. Une mare de mélancolie éclot dans ma poitrine et se répand dans tout mon corps comme un sang bleu sombre. Ceci n’est pas réel. Je suis en train de rêver et, aussitôt que je m’en rends compte, Nico s’efface tel un fantôme à la Dickens, pour être remplacée par mon grand-père, amaigri et racorni, les joues creuses et le regard fixe, assis dans son vieux fauteuil en cuir, tétant une American Spirit en marmonnant tout seul.
« Creuse un trou, dit-il. Creuse un trou. »
La fumée, elle, est bien réelle. De la fumée de cigarette toute fraîche, qui dévale le couloir du commissariat et passe entre les fins barreaux pour entrer dans mon rêve. Mon grand-père fumait bien des American Spirit, comme Nico. Ou plutôt, c’est Nico qui en fume comme lui. Il rouspétait chaque fois qu’il en prenait une, disait « foutue saloperie » chaque fois qu’il en sortait une de son paquet, la triturait avec irritation entre deux de ses vieux doigts. Un homme qui n’aimait pas se faire plaisir.
Ce n’est pas lui qui fume en ce moment ; il est mort depuis plusieurs années. C’est Cortez, quelque part dans le bâtiment, la clope au bec.
Et je ne reposais pas vraiment sur le mince matelas, bien installé à côté de notre victime d’agression endormie ; je me trouve toujours là où je suis tombé, par terre dans la salle de régulation, dans l’ombre de la console Radiocommand. Je la sens encore, l’impression chaude et fugace de sa main pressée à plat sur ma bouche, la main de Nico.
Je me lève rapidement, puis manque tomber parce que j’ai des fourmis dans les jambes, tends le bras et me rattrape au mur, la main à plat. Il est 5 h 21. C’est le matin. Combien de temps ai-je dormi ? Je suis les effluves de tabac et trouve Cortez dans le garage, accroupi au milieu de la pièce, en train d’examiner le sol. Notre cafetière portable bricolée est installée sur une étagère, et son bec est entouré de paquets de marc séché. Il y a un Thermos à côté de Cortez, et les volutes de vapeur qui en sortent se mêlent à celles de la fumée de cigarette.
« Tiens, bonjour, me dit-il sans lever la tête.
— Il faut qu’on descende là-dessous.
— Sans blague. » Il pousse un grognement, se couche sur le ventre. « J’y travaille.
— On peut le faire.
— J’y travaille, je te dis. Prends du café. »
Je trouve mon Thermos en inox derrière moi sur l’étagère, celui qui porte mon nom écrit au marqueur, et je m’en verse une tasse. Mon rêve était, à l’évidence, un classique de l’accomplissement du désir : Nico est en vie, la menace de l’astéroïde est écartée, la Terre survit, je survis. Mais que vient faire là mon grand-père, marmonnant depuis son lit de mort : « Creuse un trou » ? Ce sont réellement ses derniers mots. Il a dit ça. Cortez a la figure quasiment collée au sol, un œil ouvert, l’autre fermé, la cigarette au coin des lèvres. Il passe lentement la griffe de son marteau arrache-clou sur le béton en scrutant les fractures invisibles entre la dalle et le sol qui l’entoure.
Je sirote mon café ; il est brûlant, amer et noir. J’attends dix secondes. « Alors, qu’est-ce que tu en penses ? On va pouvoir descendre ?
— Tu serais pas un peu obsessionnel, comme garçon ?
— Si, je sais. Donc, ton avis ? »
Il se contente de rire, et je m’arrête, j’attends, j’exige de moi-même un peu de patience. Cortez veut la même chose que moi, aussi fort que moi. Je veux descendre dans ce trou parce que c’est là que se trouve ma sœur, ma sœur ou des individus qui possèdent des indications permettant de la localiser ; Cortez, lui, veut descendre dans ce trou parce que le trou est là. Il veut entrer parce qu’il est refoulé dehors. Ses cheveux sont en bataille, ils s’échappent de son catogan et tombent en paquets emmêlés dans son dos. Je ne lui ai jamais demandé, en un mot comme en cent, pourquoi il m’avait accompagné dans cette folle équipée à la recherche de ma sœur égarée, mais je crois que la réponse est là : pour se livrer à des activités de ce genre, pour faire ce qu’il aime durant le temps qui lui reste. Je suis un point d’interrogation tendu vers un secret ; Cortez, un outil braqué sur les poches de résistance du monde.
« Alors ? dis-je. Tu peux…
— Oui. »
Il se hisse en position debout et jette sa cigarette, ajoutant un mégot à nos tas.
« Oui ? Comment ? Comment ?
— Attends que je te le dise. »
Il sourit, puis prend du tabac, palpe son pantalon pour trouver du papier, se roule une cigarette lentement, c’est une torture pour moi. Et enfin : « C’est pas une dalle. Si tu veux mon avis, c’est un bouchon, enfoncé dans le trou comme un coin dans une bûche. Ce qui veut dire qu’on ne pourrait pas le soulever même si on n’était pas deux squelettes.
— Alors ?
— Alors, reste plus qu’à le défoncer. Le premier choix serait un marteau-piqueur à essence, qu’on n’a pas et qu’on ne trouvera pas. »
Je hoche la tête, je la hoche comme un fou, et mon cerveau s’emballe, prêt à se lancer. C’est ça que je veux. Des infos précises. Des solutions. Un plan d’action. J’ai posé mon café, je suis prêt à foncer chercher ce qu’il nous faut. « Et le deuxième choix ?
— Le deuxième choix, ce serait une masse de forgeron. » Il tire une longue bouffée de sa cigarette, m’envoie un sourire langoureux tandis que je trépigne d’impatience. « Et je sais où trouver ça.
— Où ?
— Chez le marchand, pardi ! »
Enfin, enfin, il s’explique. Il a repéré la masse quand nous avons fouillé un hypermarché SuperTarget il y a deux jours, lors de notre dernière étape, à trois sorties d’autoroute avant Rotary. Le SuperTarget était flanqué de quatre autres magasins, massifs comme des forteresses, répartis autour d’un vaste parking : un Hobby Lobby, un Home Depot, une épicerie Kroger, un Cheesecake Factory. « C’était une Wilton, ajoute Cortez. Le gros modèle de douze livres. Bien maniable. » Appuyé au mur, il secoue la tête. « Et je l’ai laissée. Je m’en souviens, parce que je l’ai prise en main et que j’ai failli l’emporter, mais j’ai renoncé. Je me suis dit qu’on n’en aurait pas l’usage. Que ça alourdirait la remorque pour rien. » Il a un soupir mélancolique, tel un homme rêvassant à une amante perdue. « Mais je m’en souviens. Une belle grosse masse Wilton à manche en fibre de verre. Tu l’as vue, toi ?
— Je… oui, bien sûr. »
Je ne suis sûr de rien du tout. Je me souviens assez bien du SuperTarget : des rangées et des rangées de rayons vides, un sol en carrelage souillé, jonché de bougies parfumées et de serviettes de bain, des éléments de plomberie brisés par terre comme de vieux jouets. La partie alimentation comme ravagée par une horde de bêtes sauvages. Un grand panneau, qui devait déjà dater de plusieurs mois, indiquant : plus de munitions merci.
« Mais si elle n’y est plus ? Si quelqu’un d’autre l’a emportée ?
— Eh ben, on l’aura pas, me répond Cortez. Comme maintenant. »
Je mordille une pointe de ma moustache. Ce qu’il veut dire avec ce sarcasme, c’est que si nous allons chercher l’outil et que nous ne le trouvons pas, nous n’aurons rien perdu, mais en fait il se trompe, car nous aurons perdu du temps. Du temps, voilà ce que nous aurons perdu. Combien de temps pour pédaler jusque là-bas, combien d’heures pour retrouver l’outil, l’attacher sur la remorque, le rapporter derrière le vélo ?
Cortez sait exactement où il se trouve. Il a mémorisé l’allée et le rayon : allée 9, rayon 14. Son cerveau fonctionne ainsi. C’est au fond du magasin, derrière les sections jardinage et plomberie. Tandis qu’il m’explique comment y aller, je l’entends encore dans sa voix, cette veine profonde de regret, d’avoir laissé la masse, de s’être laissé surprendre, pour une fois dans sa vie, sans l’outil nécessaire pour faire le job.