« Tu n’as qu’à rester ici, lui dis-je. Pour surveiller le trou.
— D’accord, fait-il avec un salut réglementaire avant de s’asseoir en tailleur au milieu du garage. Je surveille le trou. »
En sortant, je passe voir la cellule, et constate avec joie que la poche de sérum est vide, aplatie et recourbée dans le haut comme un ballon dégonflé. La zone où l’aiguille s’enfonce dans le bras tendu de Lily me semble aussi aller bien : pas de motifs violacés en étoile autour de l’orifice d’entrée. Lily, ou allez savoir quel prénom. Pauvre fille. Quelque chose pour quelqu’un. J’entre la rejoindre dans la cellule et passe doucement un doigt sur ses lèvres ; elles sont encore sèches, mais pas du tout autant qu’avant, pas mortellement desséchées. Elle absorbe le fluide. « C’est bien, petite, lui dis-je. Bravo. »
À part un problème non négligeable : si Lily absorbe du fluide, elle devrait aussi en éliminer, et ce n’est pas le cas. Il n’y a pas d’urine, ce qui m’alerte sur quelque chose, mais quoi au juste, je n’en sais rien, car mes connaissances médicales sont limitées et spécialisées : secours d’urgence et scènes de crime. Administrer le bouche-à-bouche, panser des plaies, minimiser les pertes de sang. Rassembler des indices cliniques, pour moi, c’est un territoire inconnu. Une grille de mots croisés dans une langue que j’ignore.
Je monte sur une chaise pour décrocher la poche du plafond, retire l’aiguille du bras, et voilà, je suis au bout de mes réserves de solution saline. Quel que soit l’état de cette fille, j’ai atteint les limites de mes capacités d’intervention médicale. À partir de maintenant, son sort est binaire : soit elle va mourir, soit non. « Ça va aller, lui dis-je. Tu vas t’en tirer. »
Et c’est tout, je suis prêt à partir, lorsqu’un souvenir me poignarde, un flash de mon rêve : Nico, méfiante et renfrognée, me chuchotant à la hâte surveille bien ton gorille.
Perturbé, mal à l’aise, je tourne les yeux vers le couloir et vers le garage où il fume, assis, où il attend. C’est injuste ; ce n’était qu’un rêve ; Nico ne le connaît même pas. Mais d’un autre côté, moi non plus je ne le connais pas, pas vraiment. Il est de bonne compagnie, et ses compétences variées m’ont bien profité, mais je sens soudain à quel point je suis loin de le connaître – en tout cas, de le connaître suffisamment pour lui faire confiance.
Et pendant ce temps, la fille : endormie, vulnérable, seule. Je visualise le sourire tordu de Cortez, ses yeux dansant sur la silhouette allongée de Lily, l’admirant comme une corbeille de fruits.
C’est une clé de geôlier à l’ancienne que nous avons ici, pendue à un crochet. Je repousse la grille de la cellule, la secoue un bon coup pour m’assurer qu’elle est bien verrouillée. Puis je prends la clé à son clou et la jette entre les barreaux : elle atterrit en glissant dans le fond de la cellule.
Mercredi 22 août
Ascension droite : 18 26 55,9
Déclinaison : − 70 52 35
Élongation : 112,7
Delta : 0,618 ua
Ça y est, j’ai réussi à calmer Abigail, j’ai réussi à démarrer une conversation, j’ai fait palpiter des éclairs de lucidité dans son regard.
Je lui ai montré mon insigne et mon arme, lui ai expliqué que j’étais un ex-policier de Concord travaillant sur une enquête, pas un extraterrestre traînant derrière lui un voile de poussière cosmique, ni un agent de la NASA venu lui injecter de l’antimatière. Nous sommes assis à une petite table bancale au fond de la boutique, dans l’arrière-salle où j’ai un jour regardé Jordan accéder à Internet, entrer dans la base de données du NCIC, où je me suis soumis à son dédain goguenard afin qu’il m’aide à résoudre une affaire.
Nous sommes assis à la table et Abigail me raconte d’une voix entrecoupée, fatiguée, que Jordan n’est pas là et qu’elle ignore où il se trouve.
« Il devrait être ici. On devait rester ici ensemble. C’étaient les instructions.
— Les instructions de qui ? »
Elle hausse les épaules. Ses gestes sont saccadés, douloureux.
« C’est Jordan qui parlait avec eux.
— Avec qui ? »
Nouveau geste d’impuissance. Elle regarde fixement la table et y fait glisser un morceau de papier déchiré avec son doigt, dans une direction puis une autre, comme si elle le déplaçait sur un plateau de jeu invisible.
« Quelles étaient les instructions ?
— Rester… rester ici.
— À Concord.
— Oui. Ici. Résolution avait été retrouvé. Sur une base. À Gary, dans l’Indiana.
— Résolution. C’est le savant ? Hans-Michael Parry ?
— Oui. Et les autres allaient le chercher pour passer à la dernière phase, mais nous, on devait rester ici. » Elle relève la tête, pointe la lèvre inférieure. « Lui et moi. Mais ensuite, Jordan est parti. Disparu, envolé. J’étais toute seule. Alors, la poussière a commencé à arriver. » Elle en bégaie. « E-e-elle est entrée, comme ça. »
On dirait que tout lui revient en tête, tout son tourment invisible : elle commence à jeter des regards autour d’elle, scrute les coins de la pièce d’un œil noir, frotte sa peau là où celle-ci est couverte de poussière cosmique.
« Et c’était quand, ça ? Abigail ? Quand est-il parti ?
— Ça ne fait pas très longtemps. Une semaine ? Deux ? C’est difficile à dire, parce qu’après la poussière a commencé à arriver. À entrer partout.
— Je sais que c’est difficile, lui dis-je tout en pensant : “Reste avec moi, jeune fille, juste encore un peu. On y est presque.” Et donc, les autres, quand ils sont partis, ils comptaient se rendre à Gary, Indiana ? »
Elle se rembrunit, se mordille la lèvre. « Non, non. Ça, c’est là où ils ont trouvé Résolution. Mais le point de ralliement, c’était dans l’Ohio. Un commissariat dans l’Ohio. »
L’Ohio. L’Ohio. Aussitôt qu’elle le dit, je sais que c’est là que je vais me rendre, aussitôt que le mot sort de sa bouche. C’est la cible. Le dernier domicile connu de la personne disparue. Nico est dans l’Ohio.
Je me penche en avant sur ma chaise, tellement impatient que je manque renverser la table. « Où ça, dans l’Ohio ? Quelle ville ? »
J’attends sa réponse en retenant mon souffle, oscillant tout au bord de la révélation, telle une goutte d’eau sur le bord d’un verre.
« Abigail ?
— Je sens la Terre tourner. Voilà ce qui se passe, aussi. Ça me donne le vertige, le mal de mer. Mais je ne peux pas m’arrêter de le sentir. Est-ce que… est-ce que vous comprenez ça ?
— Abigail, comment s’appelle l’endroit où ils sont dans l’Ohio ?
— D’abord, il faut que vous m’aidiez, dit-elle en tendant ses mains gantées de latex pour couvrir les miennes. Je ne pourrai jamais le faire. J’ai trop peur.
— Faire quoi ? »
En le disant, je sais déjà de quoi elle parle, je le vois couler de ses yeux. Elle pousse un de ses semi-automatiques vers moi, à travers le plateau de la table.
« Je connais le nom de la ville. J’ai une carte. Mais ensuite, vous le faites, et vite. »