Deuxième partie
L’homme de la ville bleue
Vendredi 28 septembre
Ascension droite : 16 55 19,6
Déclinaison : − 74 42 34
Élongation : 83,1
Delta : 0,376 ua
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Voici pourquoi je sais qu’elle n’est pas morte : parce qu’à chaque fois, elle ne l’est pas. Comme la fois où je l’ai retrouvée à White Park, cachée telle une fée malicieuse dans l’ombre sous le toboggan, après l’enterrement de papa. Tu as cru que j’étais partie, moi aussi, pas vrai, Hen ? Et elle avait raison, c’était ce que j’avais cru, et depuis ce jour-là elle m’a régulièrement donné des raisons de le croire de nouveau. Depuis l’année de la mort de nos parents, j’ai toujours porté en moi cet avant-goût de son destin fatal, comme une aigreur d’estomac, cette vieille certitude qu’un jour elle aussi disparaîtrait au loin : un de ses crétins de petits copains bons à rien allait l’impliquer dans un deal de drogue qui tournerait mal, ou bien la mob pourrie qu’elle conduisait pendant son année de seconde allait déraper sur une plaque de verglas, ou plus simplement elle serait la gamine qui boit trop pendant la fête et que l’on emporte sur une civière pendant que les autres restent plantés comme des bovins, le regard fixe dans le clignotement rouge des gyrophares.
Et pourtant, chaque fois, encore et toujours, elle a réussi à surnager entre les marées de son existence, comme un poisson aperçu le temps d’un éclair dans l’écume sombre, même durant ces derniers mois terribles. Ce n’est pas elle mais son gros nul de mari, Derek, qui a disparu, sacrifié sur l’autel des objectifs troubles de son organisation de fêlés. Et ce n’est pas elle, mais moi qui ai failli mourir dans un fortin du sud-ouest du Maine, d’une balle dans le bras alors que je recherchais un disparu. C’est Nico, cette fois-là, qui m’a sauvé, moi, en arrivant à l’horizon dans cet hélicoptère stupéfiant, inimaginable.
Mais quand même. Il n’empêche que, de nouveau, elle n’est plus là, et la terreur monte comme une maladie dans mes tripes, la conviction qu’elle est morte ou mourante quelque part, et je dois me forcer à me rappeler qu’elle s’en est toujours, toujours sortie. Sans une égratignure. Elle est quelque part. Elle va bien.
Une seule route relie le commissariat à la ville proprement dite, et, puisque nous sommes au fin fond du Midwest américain, cette route s’appelle évidemment Police Station Road : un demi-kilomètre bucolique d’asphalte en pente, serpentant entre les clôtures de prés à chevaux et les granges rouge vif. Sur la droite, une éolienne, à quelque distance de la route, penchée comme si quelqu’un avait essayé de la renverser mais s’était lassé. Houdini tousse dans le panier accroché à mon guidon. La remorque vide brinquebale derrière nous en attendant d’être chargée.
Le jour se lève, il pleuviote encore, et dans les ors et le pourpre des arbres, ternis par la pluie, dans le chant des grillons qui s’appellent entre eux, les corbeaux lancent leur croassement plaintif. Je me surprends à imaginer une minute la paix qui régnera sur le monde lorsque les humains seront partis, lorsque les étendues asphaltées seront envahies par les herbes folles et que les oiseaux auront l’usage du ciel entier.
Je sais, bien sûr, que ce n’est qu’une rêverie de plus, encore un souhait largement répandu : le monde post-apocalyptique virginal et pastoral, débarrassé des cités sales et des machines bruyantes de l’humanité. Car ces arbres du Midwest au feuillage roux vont flamber dès les premiers instants de la fournaise. Les arbres du monde entier vont s’embraser comme du petit bois sec. En peu de temps, des nuages de cendre vont venir cacher le soleil et mettre un coup d’arrêt brutal à la photosynthèse, étouffant dans l’œuf toute luxuriance. Les écureuils rôtiront, les papillons et les fleurs aussi, les coccinelles rampant sur les feuilles d’herbe. Les opossums se noieront dans leurs terriers.
Ce qui va arriver ne sera pas la reconquête de la Terre par une Mère Nature triomphante, une répudiation karmique de la mauvaise intendance appliquée par une humanité arrogante. Rien de ce que nous avons jamais fait n’aura plus la moindre importance. Cet événement a toujours attendu la planète des hommes, sur toute l’étendue de notre histoire, il était en route vers nous, quoi que nous fassions.
« Zut ! dis-je en dévalant la bretelle de sortie d’autoroute, au moment où l’immense parking apparaît en contrebas. Zut, zut, zut. »
Le SuperTarget a été pris. Je vois des gens armés de mitraillettes déambuler sur le toit de l’hypermarché, et je me mets instinctivement à les compter – un, deux, trois, quatre… –, bien qu’une seule personne avec une mitraillette sur le toit d’un hypermarché soit déjà de trop. Cinq escabeaux métalliques – de ces escabeaux à roulettes qui coulissent le long des rayonnages pour que les clients puissent atteindre les étagères les plus hautes – ont été sortis et poussés jusqu’aux entrées du parking, où ils font office de minarets. Une personne est postée en haut de chacun. La plus proche de moi est une femme d’âge moyen, pimpante, qui porte un maillot de softball rouge, un bandana de la même couleur retenant sa cascade de cheveux noirs, et qui a sa propre mitraillette.
Je descends de vélo et lève la main vers elle. Elle me retourne mon signal, puis pousse un cri : « Heeey-ho ! » Alors, à l’autre bout du parking, un individu juché sur un autre escabeau – lui aussi en maillot rouge, mais je ne peux pas voir si c’est un homme ou une femme, jeune ou vieux – lui répond de même : « Heeey-ho ! », puis on entend un autre appel, et encore un autre, qui se déplacent le long d’un cercle, et enfin un vieux pick-up Dodge apparaît au coin du bâtiment en vomissant des vapeurs d’huile végétale et faisant voler les gravillons. Il s’arrête dans un crissement de pneus à quelques pas de moi, si bien que je recule et lève les mains en l’air.
« Bonjour ! » dis-je d’une voix forte.
Un mégaphone fixé sur le toit, au-dessus du siège conducteur, émet un larsen strident. Je grimace. La femme sur son escabeau aussi. Puis quelqu’un commence à parler dans le mégaphone, depuis l’intérieur du véhicule.
« C’est à… » La voix est noyée par un nouveau larsen, puis on entend un « oh, bon sang » marmonné et quelqu’un règle le volume. « C’est à vous, ici ?
— Non. »
Il veut parler du parking, du magasin : est-ce que moi, ou moi et une bande de compagnons, peut-être tous vêtus d’un pantalon bleu sans fantaisie et d’une veste marron pour nous reconnaître entre nous, de même que ces gens sont tous en maillot de softball, avons déjà dit « prem’s » pour cet hypermarché ? Avons-nous déclaré que l’endroit était notre base, notre campement temporaire, ou avions-nous l’intention de le vider entièrement pour assurer notre ravitaillement et nos divertissements pendant la dernière semaine avant l’impact ? « Non, dis-je de nouveau. Je suis de passage. »
La femme juchée sur l’escabeau roulant nous observe avec un intérêt modéré. Je garde les mains en l’air, juste au cas où.
« Ah, d’accord, fait la voix dans le mégaphone. Ouais, nous aussi. »
Les occupants du toit se sont rassemblés au bord pour m’observer. Mitraillettes, maillots rouges. À la périphérie de mon champ de vision, je peux apercevoir l’arrière du SuperTarget, où des silhouettes floues s’activent autour de la rampe de livraison. Ils sont en train de faire une razzia sur le magasin. Des cartons, des palettes entières enveloppées de plastique transparent. Il ne restait déjà pas grand-chose lors de notre premier passage, mais le peu qu’il y avait est en train de partir. Le désespoir m’envahit. Il ne me faut qu’une chose : cette masse de forgeron.