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« Il y a un article, à l’intérieur, dont j’aurais bien besoin.

— Eh bien… » Un nouveau hurlement de larsen. « Bon Dieu, ça m’énerve, ce truc ! »

Le bruit cesse abruptement lorsque l’homme éteint le mégaphone et ouvre sa portière pour se pencher à l’extérieur. Des lunettes, l’air affable. Un maillot rouge pour lui aussi, avec le prénom « Ethan » brodé sur la poche de poitrine. Une petite bedaine sur une carcasse athlétique. Il pourrait être coach de basket dans un collège. « Pardon. C’est idiot, ce machin. Qu’est-ce qu’il vous fallait ?

— Une masse de forgeron. Il y en a une là-dedans. Une Wilton à manche en fibre de verre. » Je fais un pas vers lui, capte son regard, souris et lève une main, comme si nous faisions connaissance autour d’un barbecue. « J’en ai vraiment besoin.

— Oui, euh… Bon, d’accord, attendez une minute. »

Il se gratte la joue, indécis, lève un doigt, rentre la tête dans l’habitacle. Je l’entends parler dans une CB ou un talkie-walkie. Puis il se penche de nouveau à l’extérieur et m’observe en souriant tout en attendant la réponse d’un décideur. Il me dirait volontiers oui, je le vois bien. Si cela ne tenait qu’à Ethan, je passerais tranquillement. Il pleut toujours ; une pluie incessante, légère et régulière. Je passe les mains sur le pelage de Houdini. Je jette un coup d’œil à la femme sur l’escabeau : elle a le regard perdu dans le vague, elle s’ennuie, laisse ses pensées vagabonder. Il y a encore un an et demi, elle aurait été en train de lire ses messages sur son smartphone.

Le talkie-walkie résonne dans le pick-up. Ethan rentre la tête et l’écoute pendant un moment, en hochant le menton. J’observe ses traits à travers le pare-brise, jusqu’à ce qu’il ressorte la tête. « Bon, écoutez, l’ami. Vous avez quelque chose à nous donner en échange ? »

Je dresse rapidement dans ma tête l’inventaire de mes possessions : veste et pantalon, chaussures et chemise. Carnet, stylo. Un SIG Sauer P229 chargé et une boîte de munitions calibre .40. Une vieille photo cornée d’une fille disparue. « Pas vraiment, non, malheureusement. Mais cette masse… pour tout vous dire, elle est à moi.

— Comment ça, à vous ? »

Je ne sais pas quoi répondre. Je l’ai vue le premier ? J’en ai absolument besoin ? « C’est juste un outil, dis-je d’une voix que je sens monter dans les aigus, devenir suppliante, désespérée. Rien qu’une petite chose. »

Ethan se masse le menton. Il est embêté. Nous le sommes tous. « Et la remorque ? Vous pourriez peut-être nous laisser cette remorque. »

Il lève les yeux vers la femme sur son escabeau, qui a l’air sceptique.

Je contemple notre chariot rouge tout cabossé. Nous l’avons traîné depuis Concord. Les roues sont voilées. « Le problème, c’est que si je vous donne ma remorque, je ne pourrai pas rapporter la masse là où j’en ai besoin.

— Ah, diable, fait l’homme en soupirant. Nous voilà dans, euh… comment on appelle ça, déjà ?

— Une impasse ? » propose la femme depuis son minaret.

Avant que j’aie pu ajouter un mot, quelqu’un crie « Heeey-ho ! » dans la zone de chargement, suivi de quelqu’un d’autre sur le toit, puis de l’homme le plus proche de nous sur un escabeau, et Ethan doit filer : il claque sa portière, fait un demi-tour rapide sur le parking et repart par là où il est venu. La femme au bandana me regarde, muette, et hausse les épaules, que voulez-vous que je vous dise ?

« Merde », dis-je entre mes dents.

Houdini pousse son aboiement râpeux, catarrheux, et je me baisse pour le gratter entre les oreilles.

* * *

J’ignore ce qui se passera si je rentre sans le marteau.

Cortez aura d’autres tours dans son sac, ou non, et si c’est non, nous n’aurons plus qu’à rester les bras ballants, à boire du mauvais café bizarre et à entretenir une conversation décousue jusqu’à mercredi midi, où la conversation s’arrêtera et où tout prendra fin.

Il y a un clocher et puis un autre, il y a le gros bulbe d’un château d’eau portant le mot rotary peint en lettres immenses, un grand classique des petits bourgs perdus. Des cornouillers d’automne bordent les trottoirs, les feuillages sont orange et rouge, les branches alourdies par la pluie. Il n’y a pas un chat, ou plutôt pas un être humain.

Je vais forcément trouver mon bonheur : les petits patelins comme celui-ci ont encore des quincailleries, ou du moins elles en avaient jusqu’à l’an dernier, des petites boutiques familiales, aimées des habitants, perdant de l’argent tous les ans. Il y aura bien une masse à la quincaillerie, et même toute une rangée, un présentoir, et j’en prendrai une, je l’attacherai sur la remorque et je la traînerai jusqu’à Police Station Road.

Nous remontons Main Street sur toute sa longueur, un pas-de-porte après l’autre : marchand de glaces, pizzeria, pharmacie. Un bar de style saloon appelé le Come On Inn. Personne nulle part, aucun signe de vie. « Une ville bleue », dis-je à Houdini alors que nous errons vaguement dans la boutique du marchand de glaces. Le museau plongé dans une boîte de cornets, il espère dénicher quelque chose à se mettre sous la dent. Il y a un placard à balais au sous-sol de l’unique édifice municipal, en brique rouge. Dedans, une puanteur âcre d’ammoniaque et d’eau sale, un empilement de cônes de chantier orange vif, des marques dans le mur décomptant les jours qui restent, gravées par un employé d’entretien désœuvré. Pas de masse de forgeron. Pas le moindre outil.

* * *

Nous avons attribué des couleurs aux villes à cause du paquet de Post-it multicolores que Cortez avait sur lui : un souvenir de son entrepôt Office Depot. Chaque fois que nous quittions une ville, nous lui donnions une couleur, histoire de garder le fil, et de nous distraire un peu. Nous recensions les degrés de dissolution, la mesure dans laquelle chaque bourg ou localité s’était effondré sous le poids de cette intolérable imminence. Les villes rouges étaient celles qui bouillonnaient de violence active : les villes en feu, les villes pleines de bandes de maraudeurs, de fusillades en plein jour, de pillards et de défenseurs de vivres, de maisons en état de siège. Nous ne rencontrions que très rarement les forces de l’ordre en service actif : on croisait des petites patrouilles de la Garde nationale dans les villes rouges, sans qu’il soit dit clairement si c’était officiel ou non – des jeunes gars courageux, qui braillaient des appels à l’ordre, qui tiraient en l’air.

Becket, dans le Berkshire, était une ville rouge : dix adolescents nous ont pris en chasse sur leurs mobylettes pétaradantes en hurlant des chants guerriers comme des sauvages. Stottville, dans l’État de New York, était rouge. De Lancy, Oneonta. Dunkirk, le bled où nous avons sauvé la petite famille de l’incendie mais l’avons laissée sans défense sur les marches de la caverne – rouge écarlate.

Les villes vertes étaient tout le contraire, des communautés où il semblait qu’une sorte de pacte de bonne entente, tacite ou explicite, avait été conclu. Les habitants ratissaient les feuilles, promenaient des poussettes, se saluaient de la main. Des chiens en laisse, ou sautant après un Frisbee. À Media, dans l’Ohio, nous avons vu avec stupeur au moins trois cents personnes chanter à tue-tête la musique de Bob l’Éponge dans un parc municipal au crépuscule. Après la chorale, tout le monde s’est attardé sur la pelouse : il y avait un cercle de tricot, un club de lecture, un atelier de fabrication de bougies, un autre de fabrication de balles de pistolet. Le club de tir avait organisé une rotation de chasseurs-cueilleurs, qui arpentaient les bois et prés locaux pour rapporter du gibier et le distribuer par ordre de priorité : aux femmes et aux enfants, aux personnes âgées et aux infirmes.