Le signe infaillible que l’on se trouvait dans une ville verte était l’existence d’un système de ramassage des ordures. Un tas de déchets brûlant à la périphérie de la commune, ou une simple décharge toujours en service, des gens apportant leurs poubelles ou leur rebut, se mettant en quatre pour le bien commun. Si nous ne voyions pas d’ordures entassées sur les trottoirs, Cortez et moi, en arrivant dans un endroit donné, nous savions que nous pourrions y prendre une nuit de repos sans danger.
Les villes noires sont désertes. Les villes bleues semblent désertes, mais ne le sont pas. Simplement, elles sont tellement calmes qu’elles pourraient aussi bien l’être. Elles sont vides à l’exception d’un pas pressé de temps en temps, d’âmes nerveuses filant d’un point à un autre, certaines se sentant plus en sécurité de jour, d’autres de nuit. Coulant des regards par les fenêtres, les mains crispées sur une arme à feu, mesurant ce qui leur reste.
Quand vient midi, nous avons déjà visité tout le centre-ville, Houdini et moi, et je réoriente ma recherche, à contrecœur, vers les domiciles privés. J’établis le protocole suivant : frapper, attendre, frapper encore, attendre encore, entrer. Je trouve des maisons encombrées de petits effets personnels : vêtements hors de saison, moules à gaufres, trophées sportifs, le genre de choses que l’on laisse derrière soi lorsqu’on part précipitamment. Mais les cabanes à outils sont vides, tout comme les frigos, les placards et les jerrycans. Devant une petite maison de plain-pied proprette, revêtue d’aluminium, je frappe, j’attends, frappe encore, attends encore, entre, et je trouve un très vieux monsieur, minuscule, endormi dans un fauteuil, un magazine Time aux couleurs délavées étalé sur la poitrine, comme s’il s’était endormi il y a deux ans et était sur le point de se réveiller pour trouver une terrible surprise. Je recule sur la pointe des pieds et ferme la porte sans bruit.
Une ville bleue. Une ville bleue typique.
Il est maintenant 14 heures à ma Casio. Le soleil a fini par chasser les nuages. Le temps passe et passe encore.
L’idée m’arrive de nulle part, spontanément, immense comme un vaisseau spatial emplissant le ciel : Elle est morte, là-bas. Là-bas dans les bois. Quelque part où je ne l’ai pas vue.
Ou alors, elle est dans ce trou et elle n’en sortira pas, parce qu’elle ne le veut pas, et ce que je suis en train de faire, moi, ici, c’est gaspiller le temps qu’il me reste.
Avance, Hen. Continue d’avancer. Fais ce que tu as à faire. Elle va bien.
Sur Brookside Drive, à six rues à peine du bâtiment de la Légion américaine, il y a une petite maison en brique toute simple, partiellement cernée par un mur anti-explosion, une barrière de béton haute de trois mètres. C’est du sérieux : on pourrait croire que ce modeste pavillon sans étage est en fait une ambassade américaine à Bagdad ou à Beyrouth. Du béton épais, à la surface lisse, avec de fines meurtrières, comme pour tirer des flèches. Cette fortification a été édifiée pour endurer non pas la fin, mais les événements qui la précèdent. Les voleurs. Les bandits de grand chemin.
Je lance un appel en direction des meurtrières.
« Bonjour ! Il y a quelqu’un ? »
Un fracas de mitrailleuse assourdissant déchire le ciel. Je me plaque au sol. Houdini, fou de terreur, court en rond, poursuivant sa queue. Une nouvelle volée de tirs.
« D’accord, d’accord ! dis-je le plus fort possible dans la pelouse boueuse sur laquelle je me suis jeté.
— J’ai encore le droit de défendre ma maison ! lance une voix épaisse et rauque, légèrement démente, quelque part derrière le mur. Je suis chez moi, j’ai bien le droit de me défendre.
— Oui, monsieur. Oui, monsieur, je sais. »
C’est un homme des villes bleues. Je ne vois pas son visage, mais je perçois sa peur, sa colère. Je relève la tête lentement, très lentement, pour bien regarder le canon de l’arme, long et raide comme la trompe d’un fourmilier, dépassant de l’une des meurtrières. « Je m’en vais. Navré de vous avoir dérangé. »
Et c’est ce que je fais, je m’éloigne, sans geste brusque, à quatre pattes, le derrière en l’air.
En rampant hors de ce guêpier, je passe tout contre la base du mur, et je remarque au passage la marque de fabrique de celui qui l’a construit. Un mot unique, coloré en rouge sombre : joy.
2
Les seuls suicidés que je découvre à Rotary se trouvent sur la galerie extérieure d’une maison de Downing Drive : des coups de fusil, le mari et la femme, un pichet de citronnade entre eux deux sur la table à plateau de verre, des cristaux de sucre visibles sur les bords et des quartiers de citron pourrissant au fond. Le mari tient encore le fusil, serré entre ses mains, enfoncé entre ses genoux. J’analyse rapidement la scène, d’instinct, sans même le vouloir. C’est lui qui a tiré, il l’a tuée d’abord, proprement, puis a retourné l’arme contre lui-même ; il a pris une cartouche dans la pommette – un premier essai, raté –, puis une seconde, sous le menton, sous un angle correct.
J’éprouve une brève bouffée d’affection pour le mort, dont le bas du visage n’est plus qu’un trou rouge, pour avoir honoré leur marché. D’abord sa femme, puis lui-même, et il est allé jusqu’au bout, comme promis. Les abeilles bourdonnent autour du pichet de citronnade, attirées par ses derniers effluves sucrés.
Ils n’ont pas de masse de forgeron. Je vais voir au garage, puis à l’intérieur, même, dans les placards. Simplement, la masse n’est pas un outil très répandu chez les particuliers.
Houdini et moi descendons les marches et rejoignons Downing Drive, où nous sommes accueillis par des bouffées d’une odeur chaude qui remonte la rue pour venir nous englober, et je jure que nous nous regardons, le chien et moi, et que, même si évidemment il ne peut pas parler, nous nous disons : « Ça ne serait pas du poulet grillé ? »
La salive envahit ma bouche, et Houdini se met à tourner vivement sa petite tête en tout sens. Il a les yeux brillants de joie, comme deux billes toutes neuves. « Va ! » dis-je, et le chien se rue vers la source de ce fumet.
Je cours derrière lui. Nous enfilons en sprint une rue adjacente que je n’avais pas encore explorée, une longue voie étroite qui s’éloigne d’Elm Street en direction de l’ouest. Encore des petites maisons aux volets fermés, une station-service dont les pompes ont été arrachées du sol. Tandis que je cours après le chien, mon estomac se met à gronder et j’ai un petit rire, un petit rire saccadé de fou, à envisager la possibilité que ce soit une sorte de mirage : le cinglé courant derrière une vision floue d’oasis, le grand policier affamé se précipitant aux trousses d’un illusoire plat de poulet.
La rue remonte un peu, traverse deux carrefours, et là, à droite, il y a un parking – au centre duquel, vision déconcertante, s’élève la forme caractéristique d’un restaurant Taco Bell. Le hideux décor extérieur violet et jaune, les murs en stuc bas de gamme, une de ces petites structures construites par millions à la périphérie des villes au cours du dernier demi-siècle de civilisation américaine. Mais ce n’est pas de la sous-cuisine mexicaine qui s’y prépare. L’odeur est maintenant épaisse autour de Houdini et moi. C’est une odeur de poulet grillé, riche, légèrement fumée, impossible à confondre avec une autre. Je m’essuie le menton : je salive comme un personnage de dessin animé.