Il y a de la musique, aussi, c’est l’autre bizarrerie. Nous voilà en train de traverser le parking du Taco Bell, lentement, moi devant, l’arme au poing, Houdini marchant sagement sur mes talons, et nous écoutons une musique lourdement rythmée en provenance du restaurant – ou plutôt de derrière le restaurant, dirait-on –, de la musique tapageuse, de grosses guitares, des voix qui braillent.
Je m’immobilise et pousse un sifflement bref pour appeler le chien, qui s’assoit à contrecœur derrière moi. J’observe attentivement le bâtiment, les vitres brisées qui laissent apercevoir des banquettes en skaï, des tables en Formica, des distributeurs de serviettes en papier. Un annuaire téléphonique maintient la porte ouverte.
Ce sont les Beastie Boys, la musique qui hurle à l’autre bout du parking. La chanson « Paul Revere », de cet album qui a fait un tabac. La brise nous apporte l’odeur de poulet en même temps que les basses.
« Assis. Pas bouger », dis-je au chien avec autorité. Il m’obéit, plus ou moins, en gigotant avec excitation, pendant que je longe prudemment le petit édifice kitsch.
« Qui est là ? »
Personne ne me répond, mais je ne suis pas certain de m’être fait entendre par-dessus la musique. Je n’ai jamais été un grand fan des Beastie Boys. J’avais un ami, Stan Reingold, qui s’est passionné pour le hip-hop pendant environ une semaine, au collège. Il y a quelques années de cela, j’ai appris qu’il s’était engagé dans l’armée et qu’il s’était retrouvé en Irak avec la 101e division aéroportée. Il peut être n’importe où à l’heure qu’il est, bien sûr. J’élève le SIG Sauer à hauteur de mon torse, et je fais un grand pas pour enjamber la haie basse et rejoindre l’allée réservée au service en voiture.
Je ne crois plus sérieusement qu’il puisse s’agir d’un mirage. L’odeur du poulet qui cuit est trop forte, mêlée au parfum de goudron qui monte de l’asphalte mouillé par la pluie. C’est peut-être un piège : on attire les passants innocents avec de la musique de fête et des odeurs délicieuses, et ensuite… qui sait ?
Un énorme camping-car m’empêche de voir ce qui se passe là-bas : long d’au moins huit mètres, il est garé perpendiculairement au restaurant, l’arrière côté mur. Le véhicule massif est posé sur des parpaings, toutes portes ouvertes, vitres baissées. Des vêtements sont étalés sur le pare-brise et suspendus au capot ouvert. Les flancs marron clair sont décorés de bandes rouges, avec la marque highway pirate calligraphiée à l’aérographe. La musique émane du camping-car, semble-t-il. Houdini pousse un petit jappement à mes pieds – il en a assez d’attendre. Je me baisse pour le caresser en espérant qu’il va se taire. Il n’est pas très bien dressé, ce chien.
La musique s’arrête, il y a un court silence, puis elle recommence. Bon Jovi, maintenant, « Livin’ on a Prayer ». Nous continuons d’avancer, Houdini et moi. Nous longeons sans bruit le flanc du véhicule et, une fois que je l’ai contourné par l’arrière, j’ai enfin une vue dégagée sur le parking. Et sur un homme qui pointe un fusil vers ma tête.
« Stop, me lance-t-il. Tu bouges plus, et tu fais taire ton clebs. »
Je m’immobilise. Par bonheur, Houdini en fait autant. Ils sont deux, un homme et une femme, tous deux à moitié à poil. Lui est torse nu, en caleçon et tongs, les cheveux châtains et sales, avec une coupe mulet qui a repoussé. Elle porte une longue robe à fleurs informe, cheveux roux, soutien-gorge noir. Tous deux ont une bière dans une main et un fusil dans l’autre.
« OK, mon frère, OK, me dit l’homme en me dévisageant avec attention. Ne m’oblige pas à te faire sauter le caisson, d’accord ? » Gros biceps suants, front rougeaud.
« Je n’en ferai rien.
— Il n’en fera rien ! reprend la femme avant de boire une rasade de bière. C’est un bon garçon, hein ? Ça se voit. T’es un bon gars, toi. »
Je fais oui de la tête. « Je suis un bon garçon.
— Ouais. Il va être très sage, le garçon. »
Elle me lance un clin d’œil. Je la regarde, médusé. C’est Alison Koechner. La première fille que j’ai aimée. Ce corps mince et blanc, ces boucles orangées, comme des rubans de bolduc sur un paquet cadeau.
« Moi, c’est Billy, se présente le type. Elle, c’est Sandy. »
Je cligne des paupières. « Sandy. Ah. »
Elle sourit. Ce n’est pas du tout Alison. Aucune ressemblance. Enfin, pas vraiment. Qu’est-ce qui m’arrive ? Je me racle la gorge. « Pardon de vous tomber dessus comme ça. Je ne vous veux aucun mal.
— Merde, mon pote, nous non plus », me répond Billy.
Sa voix est chaude et alcoolisée, trempée de rire et de soleil.
« Pas le moindre mal », renchérit Sandy.
Ils trinquent, tous deux encore souriants, l’arme en main, levée et pointée sur moi. Je leur retourne leur sourire, mal à l’aise, puis il y a un long moment où tout le monde est convaincu des bonnes intentions de chacun, mais où nous restons figés, nos armes sorties. L’usage du monde. Derrière Billy et Sandy, entre leur camping-car et l’arrière du Taco Bell, se trouve le petit univers intime qu’ils se sont créé. Un bon vieux grill à charbon, lourd et noir, qui vomit de la fumée comme un moteur à vapeur. Une tireuse à bière bricolée, enchevêtrement de tuyaux en plastique raccordés à des cylindres et à des fûts. Et là, derrière une clôture basse en grillage, une petite troupe de poules agitées qui piétinent sur une mince couche de paille – elles se courent après et se contournent sur leurs bizarres pattes d’extraterrestres, en caquetant tels de joyeux badauds attendant un concert ou une exécution sur un champ de foire.
Billy brise l’immobilité de notre tableau vivant en avançant d’un pas, et je recule de même, pointe de nouveau le SIG vers son front. Il plisse les yeux et écarte sa tête, à la manière d’un lion esquivant un moustique.
« OK, mon pote, parlons peu mais parlons bien. C’est moi qui ai la bière, et c’est moi qui ai le fusil, tu le vois, ça, hein ? Tu peux prendre la bière et rester un peu avec nous, on te donnera même un petit quelque chose à manger avant que tu dégages. On a un poulet sur le feu en ce moment même, vu que l’heure du dîner approche. C’est un gros, hein, chérie ?
— Oh oui, répond-elle. Claudius. »
Elle sourit largement. Pendant une demi-seconde de confusion, je crois qu’elle m’appelle Claudius, avant de comprendre qu’elle parle du poulet.
« Trois par jour, m’annonce-t-elle. C’est comme ça qu’on fait le compte à rebours. »
Billy hoche la tête. Puis il renifle, ébouriffe ses cheveux drus. « Ou alors, option B, tu fais quelque chose de marrant, t’essaies de nous piquer un poulet, et Sandy te descend.
— Moi ? s’offusque-t-elle en riant.
— Ouais, toi. » Billy me sourit, comme si nous étions complices. « Elle tire mieux que moi, surtout quand il est tard et que j’ai un peu picolé.
— Merde, Billy, tu picoles en permanence !
— Et toi, alors ? »
Cette femme n’a rien de commun avec Alison Koechner, je le vois bien, maintenant. La ressemblance s’est retirée comme une marée.
« Alors, mon frère ? Une bière ou une balle ? »
J’abaisse mon arme. Sandy abaisse la sienne, et enfin Billy fait de même et me tend une bière, qui est tiède, amère et délicieuse.
« Merci. Je m’appelle Henry Palace », dis-je tandis qu’ils reculent et me font signe d’entrer dans leur petite cour. Le chien me suit en traînant la patte, les yeux rivés sur les poulets, ces étranges créatures grasses et emplumées.
Un nouvel air tonitruant sort des enceintes, du heavy metal, un morceau que je n’identifie pas. Deux hamacs accrochés entre le restaurant et le camping-car se balancent légèrement au-dessus d’assiettes en carton pleines de vieux os de poulet. Des lanternes chinoises sont accrochées aux arbres tout autour. Les enceintes sont installées à l’extérieur du véhicule ; le moteur au point mort alimente la musique, les lumières, le monde.