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Je me demande fugacement comment va Trish McConnell, à Police House. Le Dr Fenton, à l’hôpital de Concord. L’inspecteur Culverson ; l’inspecteur McGully, où qu’il se soit retrouvé. Ruth-Ann, ma serveuse préférée de mon restaurant préféré. Tout le monde ailleurs dans le temps, en train de faire autre chose.

« Mais sérieusement, mec, me dit Sandy en me posant une main dans le bas du dos. Tu déconnes avec nos poules, on t’explose la tronche. »

* * *

Le poulet est succulent. J’en prends poliment une portion, mais Billy et Sandy m’encouragent à me resservir, si bien que j’en reprends et que j’en donne à Houdini, qui dévore avec vigueur, ce qui est agréable à voir. Je propose, en guise de garniture, trois sachets de cacahuètes rôties au miel, que mes hôtes acceptent avec délices, saluant ma générosité par une série de toasts enthousiastes.

Ils vivent ici, « à cet endroit en particulier », depuis environ un mois, peut-être six semaines, ils ne savent plus trop. Mais c’est leur troisième installation. « La troisième, dit Billy, et sans doute la dernière, pas vrai ? »

Les poules, ils les ont apportées de leur second domicile, une ferme entre ici et Hamlin, la ville la plus proche sur l’autoroute qui arrive du sud. Ils sont douillettement installés dans un hamac, moi assis par terre, le dos contre le véhicule, et nous savourons les dernières cacahuètes. Ces poules, fait remarquer Sandy en secouant joyeusement sa chevelure, c’est « un pur cadeau des dieux, mon pote ».

« Il nous en reste seize, de ces petites princesses, maintenant. Trois par jour multiplié par cinq jours, ça fait quinze.

— Plus une en bonus, ajoute Billy.

— Ah oui, une poule en bonus. » Elle lui presse le bras.

Ils sont agréables à écouter, ces deux-là ; c’est comme un petit spectacle, une comédie légère. Leur plaisir à être ensemble se combine avec le crépuscule et la bruine pour former une sorte de brouillard anesthésiant. J’appuie ma tête en arrière et j’exhale, en les écoutant simplement discuter, finir les phrases commencées par l’autre et rire comme des enfants. Ils traînent toute la journée, me disent-ils, fument des cigarettes, baisouillent, boivent de la bière, mangent du poulet. Il se trouve que tous deux ont grandi ici, à Rotary, Ohio, ils sont allés ensemble au bal de fin d’année du lycée, mais qu’ensuite, à l’âge adulte, ils sont partis ailleurs, chacun de son côté. Billy a vécu « un peu partout », a fait un peu de taule, a décroché une libération conditionnelle – j’y suis encore, officiellement, dit-il en pouffant de rire. Sandy, de son côté, a fait deux ans de fac à Cincinnati, épousé « un connard de classe internationale », puis divorcé, tout cela pour finir serveuse dans un diner du côté de Lexington.

Ils ont repris contact dans les premiers temps de la menace, à la fin du printemps ou au début de l’été de l’an dernier, lorsque la probabilité de l’impact était encore basse mais en ascension rapide ; basse, mais assez haute pour que les gens commencent à rechercher les amours perdues et les opportunités manquées.

« On s’est retrouvés, dit Billy. Par Facebook et tout ça. »

L’été s’est consumé pour laisser place à l’automne, et la probabilité n’en finissait plus de monter. Le monde a commencé à chanceler et à trembler, Billy et Sandy à s’envoyer de drôles d’e-mails dans lesquels ils parlaient de se remettre ensemble, de faire leurs adieux au monde la main dans la main.

« Le jour où ce foutu bazar a été sûr à cent pour cent, cette saloperie d’Internet marchait plus. » Il s’ébouriffe les cheveux.  « Et j’avais jamais pris son numéro de téléphone, figure-toi… couillon, hein ?

— Ouaip, lâche Sandy. Évidemment, moi non plus. »

Il lui sourit, elle fait de même, incline la tête, sirote sa bière. Il raconte l’histoire et elle intervient de temps en temps, pour ajouter un détail, le corriger gentiment, en caressant son biceps moite. J’ai conscience qu’une voix intérieure insistante m’exhorte à me remettre en route, à rester concentré sur l’objectif, à trouver une masse de forgeron et retourner au garage… mais je suis incapable de bouger, le dos calé contre le camping-car, les genoux remontés, savourant toujours à petites gorgées la bière qu’ils m’ont offerte tout à l’heure, en regardant le couchant colorer la cime des arbres. La tête hirsute de Houdini est comme un ours en peluche blanc sur mes genoux.

« Alors en gros, je me suis dit : “Qu’est-ce qu’on s’en fout, merde ?” J’ai démarré le Pirate et je suis venu la chercher. Et je peux te dire une chose… pardon, mon pote, tu t’appelles…

— Henry. Ou… Hank.

— Hank, tranche Sandy, comme si c’était elle qui avait posé la question. Ça me plaît. Le plus dingue, c’est que mes affaires étaient prêtes. Je l’attendais.

— Putain, t’y crois, à ça ? Elle m’attendait. Elle m’a dit qu’elle savait que je viendrais la chercher.

— C’est vrai, confirme-t-elle avec un ferme hochement de tête, un léger sourire d’ivresse dans les yeux. Je savais, c’est tout. »

Ils secouent la tête en contemplant leur bonne fortune, entrechoquent les longs cols de leurs bouteilles de bière. J’observe leurs menus gestes, Billy fabriquant un cendrier miniature avec du papier alu et faisant tomber sa cendre dedans, Sandy dansant assise, façon robot, au son d’un morceau de beatbox qui sort des enceintes.

Je ferme les yeux une minute et somnole un peu. À un certain niveau, bien sûr, j’ai conscience que mon insistance illogique pour certaines idées concernant ma sœur – en particulier ma conviction têtue non seulement qu’elle est en vie, mais aussi que je vais la retrouver et la ramener à la maison, dans une ville qui n’existe même plus –, toutes ces pensées magiques se répandent, sont en train de croître vers l’extérieur comme le halo de lumière autour d’une bougie. Si Nico a réussi à rester en vie en se cramponnant à l’idée folle que la crise de l’astéroïde était évitable, que la menace pouvait être éliminée, alors peut-être avait-elle raison. Peut-être qu’il ne va rien se passer.

Nico va bien. Tout va s’arranger.

Je me réveille au bout d’une minute ou deux, cligne des yeux, étire ma nuque douloureuse, sors mon carnet, et je me mets au travail.

Non, Billy et Sandy n’ont pas de masse de forgeron. Pas de marteau-piqueur ni de perceuse non plus. Ce qu’ils ont, c’est de l’essence, assez pour faire tourner encore quelques jours le moteur du camping-car, histoire d’avoir de la musique ; ils ont de la bière et ils ont des poules, et c’est à peu près tout.

Puis je me dis : « Bah, pourquoi pas ? » et je sors de ma poche la photo de l’album du lycée, dans son porte-cartes en plastique de la bibliothèque municipale de Concord. Je l’en extrais avec soin, car les bords commencent à se corner.

Non, ils ne l’ont pas vue. Ils n’ont pas vu grand monde, à vrai dire, et certainement pas une version adulte de cette lycéenne binoclarde en tee-shirt noir et à l’air rebelle. Personne qui ressemble à cela dans les parages.

3

Le petit campement de Billy et Sandy ne manque pas d’un certain charme, dans le genre déglingué, une fois la nuit tombée ; il leur reste assez de courant pour allumer les lanternes et danser serrés sous les globes jaunes, dans les volutes odorantes qui émanent du grill. Sandy dodeline légèrement de la tête sur le rythme tonitruant du rock’n’roll, ses longues boucles emmêlées rebondissant en cadence, les mains de Billy lui enserrant la taille comme un gilet de sauvetage.