Je me lève, époussette mon pantalon et les regarde dans le scintillement des étoiles en songeant à mes parents décédés. Ce n’est peut-être pas que Nico me manque, que je la cherche, c’est peut-être juste l’intensité de ces journées, le fait que je me demande ce qu’ils auraient fait de tout cela.
Tous les ans, pendant le sublime automne du New Hampshire, lorsque les feuillages commençaient tout juste à changer de couleur et que le ciel était chaque matin d’un bleu parfait, jour après jour, mon père disait quelque chose comme : « Septembre est le roi des mois. Pas uniquement ici : partout. Dans le monde entier. Septembre, c’est la perfection. » Debout devant la maison, ses lunettes remontées sur le front, penché en avant, les paumes appuyées contre la rambarde en bois de la galerie, il inhale l’odeur franche d’un feu de feuilles mortes, à quelques jardins d’ici. Et ensuite ma mère, secouant la tête, avec un petit soupir et un claquement de langue gentiment réprobateur : « Tu n’as jamais mis les pieds ailleurs. Tu as vécu toute ta vie en Nouvelle-Angleterre.
— Oh, c’est sûr. Mais j’ai raison quand même. » Il l’embrasse. Il m’embrasse. « J’ai raison. » Il embrasse la petite Nico.
Le poulet suivant s’appelle Auguste et il sera servi à minuit, mais il faut que je m’en aille. J’ai du boulot. Je regarde au-delà du camping-car, et la rue est si noire…
Billy retourne vers leur brasserie de fortune pour remplir sa bouteille, laissant Sandy onduler sur la piste de danse, et je me rends compte que je dois encore l’interroger sur un point.
« Que sais-tu de la police, Billy ?
— Tu peux répéter la question, Hank ? »
Il m’observe pendant qu’une bière mousseuse coule du robinet sale dans sa bouteille.
« Les forces de l’ordre, dans le coin. À Rotary, je veux dire. Tu sais quelque chose dessus ?
— Oh, de parfaits enfoirés. Comme tous les flics, d’ailleurs. »
En voyant ma tête, il pouffe de rire et recrache de la bière par le nez. « Oh, non ! » Il rigole, s’essuie le menton du dos de la main. « Je me disais que tu me faisais une drôle d’impression, j’avais complètement… »
Il s’interrompt, crie à Sandy, qui oscille, les yeux fermés, en chantonnant sur « Enter Sandman » de Metallica : « Eh, Sandy ! C’est un flicard ! »
Elle garde les yeux fermés, lève distraitement un pouce, continue de danser.
« Bon, mon pote, tu vas pas me mettre au trou parce que ma pompe à bière est pas aux normes, hein ? Je le ferai plus. » Il se marre, il n’en revient pas.
« Je ne suis plus dans la police. Mon poste a été supprimé. »
Billy reprend une grosse lampée de bière. « Merde, tu sais quoi ? C’est ce que tout le monde devrait dire. La planète entière, mon pote. “Notre poste a été supprimé.” Ha ha !
— Bon, alors. Les policiers du coin. »
Il secoue la tête. « Ouais, comme je disais : sans vouloir te vexer, les poulets d’ici, c’étaient des cas classiques de flics violents. Ils étaient comme ça quand j’étais môme, en tout cas, et en général ça s’arrange pas avec le temps, tu vois ?
— Combien de temps sont-ils restés en service ?
— Après la nouvelle, tu veux dire ? » Billy réfléchit, passe une main trempée de bière dans ses cheveux. « À peu près deux secondes, pour la plupart. Même le chef, Mackenzie, un porc de première, celui-là. Eh, Sandy, tu te rappelles Dick Mackenzie ? » Sandy, de nouveau, lève le pouce sans ouvrir les yeux. « Un porc, hein ? »
Elle lève le pouce plus haut. Billy se retourne vers moi. « Je te jure, mon pote. Dès que c’est devenu sérieux, la plupart se sont tirés vite fait. »
C’est l’histoire que j’ai déjà déduite du gros registre en cuir de l’inspecteur Irma Russel : je la vois clairement, la page où elle a écrit Jason est parti, trois points d’exclamation. C’est ainsi que moi-même je suis devenu, pour un temps très bref, inspecteur à la PJ de Concord. Des départs, des morts. Un créneau inattendu s’est ouvert. Le bon côté des choses.
« Y en a quand même qui sont restés un peu, ajoute Billy. Les bons. Jusqu’à l’émeute.
— L’émeute ? Quelle émeute ? »
Là, je suis intéressé. Je plisse les paupières pour mieux me concentrer, secoue la tête pour chasser l’effet léger de mon unique bière.
« Une émeute de taulards. Au pénitencier de l’État. »
Je bats des paupières. « Creekbed.
— Voilà, c’est ça. C’était… ah… Sandy, tu te rappelles quand ça s’est passé, Creekbed ?
— En mai. »
Il fronce les sourcils. « Non. En juin, je crois.
— Le 9 juin.
— Si tu le dis, mon pote. »
Je hoche la tête. Je le dis, oui. La dernière notice d’Irma Russell, 9 juin, écriture nette, Notre Père qui êtes aux cieux, gardez un œil sur nous, d’ac ?
« Je tiens ça d’un pote qui l’a su par un type qu’il connaît, un junkie fumeur de meth qui y était, et qui s’en vantait, apparemment, ce malade. D’après ce que disait le junkie, tout ce qui portait encore un insigne de police a été envoyé là-bas, au pénitencier de Creekbed. Faut dire que les matons s’étaient déjà fait la malle, en laissant les cellules fermées, tu vois, du coup les taulards crevaient la dalle et ça les rendait dingues. Ils pensaient que tout le monde les avait oubliés et qu’ils allaient clamser là-dedans. »
Je vois. Et ils avaient raison, ils auraient tous clamsé, comme des rats en cage – comme le copain de la mère de Cortez, Kevin, l’ancien marine. Tous ceux qui seront enfermés quelque part quand viendra le mercredi fatal : tous les détenus, toutes les personnes âgées, les grabataires, les gens atteints d’obésité morbide qui ne peuvent pas sortir de chez eux sans l’aide d’un déménageur de pianos. Tout le monde, en fait, nous tous, coincés sur place, telle la jeune héroïne dans les vieux westerns, ligotée sur les rails tandis que le train lui arrive dessus.
« Alors ils ont foutu le feu, me dit Billy.
— Les flics ?
— Non, mon vieux, les taulards. Le pote de mon pote et ses copains. Ils devaient être genre deux cents là-dedans. » La bouteille de Billy est de nouveau vide. Il presse le levier pour la remplir. « Ils ont foutu le feu à leur turne, juste pour attirer un peu l’attention, et les quelques flics qui restaient, les flics et les pompiers, les… comment, déjà ? Les mecs des ambulances. Ils sont tous allés là-bas. Et là, je crois que ça a, euh… ça a tourné au vilain. »
Il regarde Sandy par-dessus son épaule, puis se penche pour continuer la conversation tout bas, comme pour la protéger de tels propos, pour ne pas lui gâcher de précieux instants avec ce genre de choses.
« Vraiment vilain. Dès qu’ils en ont eu libéré quelques-uns, les types ont commencé à leur prendre leurs armes, à descendre les flics, les pompiers, tout. Et ils en ont enfermés dans l’incendie, tu vois, juste pour… » Il hausse les épaules. « Juste comme ça. » Il plonge le regard au fond de sa bouteille. « Bon, j’aime pas les flics… Le prends pas mal, comme je te l’ai dit, ajoute-t-il avec un petit rire. Mais ça… » Il se tait, se racle la gorge, tâche de remettre une étincelle dans son sourire. « Enfin bref, voilà, c’est à peu près tout, en ce qui concerne les flics. Depuis, c’est chacun pour soi, tu vois ?
— Oui. Sûr. Je vois.