— C’est à peu près la même histoire là d’où tu viens ?
— Bah oui, à peu près. »
Et en le disant, je revois la scène, Concord en feu, le Capitole rougeoyant parmi les flammes.
Villes rouges, villes bleues, noires. C’est bientôt terminé. On y est presque.
Je consigne la conversation sur Creekbed dans mon petit carnet bleu : la date, la succession des événements. Tout en écrivant, je commence à me demander s’il n’y a pas un rapport, une connexion quelconque avec le groupe de Nico et de Jordan et leur présence à Rotary, Ohio. Ce que je sais, c’est que Nico a été convoquée ici à la mi-juillet, après que le scientifique au projet clandestin a été localisé à Gary, dans l’Indiana. Même si cette partie-là est vraie, et elle ne l’est sans doute pas, c’est difficile d’imaginer Jordan et ses alliés rassemblant les ressources et la stratégie nécessaires pour provoquer une émeute pénitentiaire, un incendie terrible, et tout cela rien que pour se débarrasser des derniers flics du commissariat de Rotary, Ohio.
Tout de même, je note l’idée par écrit. Les minces pages de mon carnet sont couvertes de nouveaux points d’interrogation.
Ma compassion pour l’inspecteur Irma Russel, je la condense en cinq secondes. Dix secondes. Ce n’est pas mon histoire. Pas mon enquête. Mais tout de même, on imagine : la prison ardente, les secouristes se ruant sur les lieux, les détonations, les flammes, les gens tambourinant sur les murs des cellules, hurlant, brûlés vifs derrière des portes en verre épais.
« Oh, et Billy, je voulais te demander : tu sais quelque chose sur le commissariat en lui-même ?
— Non.
— À quelle époque il a été construit ? S’il y a une cave en dessous ?
— Mon pote, je viens de te dire que j’en sais rien. »
Son grand sourire d’aficionado du barbecue vacille. Sandy s’approche doucement de la brasserie de fortune avec un sourire impénétrable. Billy est en train de se demander : combien de temps dois-je accorder à ce type ? Combien de minutes, sur celles qui restent, pour l’inconnu avec son carnet et ses questions, qui n’a rien à offrir en retour ?
« Merci, Billy, dis-je en refermant ledit carnet. Tu m’as bien aidé.
— Pas de souci, mon pote, lâche-t-il en s’éloignant. Bon, je m’en vais tuer Auguste. »
Maintenant, il est temps de partir. Il est plus que temps. La lune s’est levée.
Mais je suis monté avec Sandy dans le camping-car, d’où je regarde Billy choisir et abattre le dernier poulet de ces vingt-quatre heures. Houdini est resté dehors, à côté du poulailler, la gueule posée sur ses pattes : il surveille Billy marchant à grands pas entre les volailles qui se dandinent. Billy a enfilé de longs gants jaunes, qui lui remontent presque jusqu’aux coudes, et passé un lourd tablier de boucher sur son torse nu ; on voit des touffes de poils noirs dépasser au-dessus. L’enclos a l’air neuf. Les tasseaux qui joignent les poteaux verticaux et retiennent le grillage sont en pin, lisses et réguliers, deux pouces sur quatre, récemment taillés et mesurés avec précision. Les poteaux, eux, sont en béton. À la base de l’un d’eux, un petit logo de trois lettres : le mot joy en capitales.
« Eh ! fais-je soudain. Dis-moi, Sandy. Le poulailler.
— Pas mal, hein ? »
Subjuguée, elle regarde Billy, avec ses gants jaunes, séparer Auguste le condamné de ses congénères.
« Sandy, qui a construit cet enclos pour vous ?
— Le poulailler ?
— Oui. Qui l’a fabriqué ?
— Un type, me répond-elle en bâillant. Un amish.
— Un amish ? »
Billy et le poulet ne sont plus qu’une tache floue à la périphérie de mon champ de vision. Ma cervelle tourne à plein régime. Billy soulève l’oiseau par le cou, le tient en l’air comme pour en évaluer le poids. Les yeux de Houdini suivent la victime qui s’agite en caquetant.
Cet amish, me raconte Sandy, Billy l’a rencontré à Rotary même. « Il se trouvait en ville, en train de coller des affichettes. Petits boulots, bétonnage. Prêt à échanger son travail contre des vivres, enfin tu vois, quoi. » Elle me dévisage, remarque mon expression attentive – bétonnage, suis-je en train de penser, rien qu’un petit mot, bétonnage –, et continue de parler. « C’est marrant, d’ailleurs, j’étais justement en train de dire à Billy qu’il fallait qu’on se construise un poulailler pour y mettre ces foutues volailles, et il me répond qu’il n’a aucune idée de comment faire. Et une demi-heure plus tard, on tombe sur ces mecs.
— Ces mecs ? Il y avait plus d’un amish ?
— Non. Un amish. Un grand bonhomme, plus tout jeune, avec une méchante barbe, noire, un peu grisonnante. Il devait venir du bas du comté, c’est là qu’ils vivent dans le coin. Mais il avait deux étrangers avec lui, tu vois ?
— Des réfugiés de la catastrophe.
— Oui, voilà, exactement. Des réfugiés. L’air complètement largué. Chinois, peut-être ? J’en sais rien. Ils n’ont pas dit un mot, ils ne faisaient que bosser. De gros bosseurs, d’ailleurs. Mais c’était l’amish le patron.
— Vous avez pris son nom ?
— Eh bien, tu sais quoi ? Moi non. Et je sais que Billy non plus. Je crois qu’on l’a juste appelé “l’amish” pendant les quatre heures qu’il a passées ici. Ça ne l’a pas fait rigoler, mais il a supporté. »
Billy appuie la petite face pincée du poulet contre le dessus d’un vieux cageot retourné pour l’immobiliser. L’oiseau, d’instinct, essaie de tourner la tête vers le haut, si bien qu’il semble regarder droit devant, tandis que la grosse paluche de Billy l’empêche de gigoter. Il abat sa hache d’un grand geste, tranche le petit cou, et le sang jaillit dans toutes les directions. Billy détourne la tête, juste une seconde, avec une pure expression d’horreur et de dégoût. Le corps du poulet tressaute, tenu à deux mains. Houdini s’anime et se met à aboyer comme un fou en direction du cadavre frémissant dont le cou béant pisse toujours le sang.
Je reprends mon crayon et reprends la conversation avec Sandy, notant tout, d’une écriture rapide, toutes les informations nouvelles, et j’approche rapidement de la fin de mon carnet. Un amish, venu du bas du comté – c’est loin, ça, le bas du comté ? – c’est à soixante-cinq bornes. Deux réfugiés de la catastrophe dans son équipe – ou des Asiatiques, en tout cas – mais tu es sûre que c’était lui le patron ? – sans aucun doute. Du bétonnage – c’est vous qui lui avez demandé de faire le poulailler en béton ? – non, c’est lui qui l’a proposé, il s’y connaît en béton, alors que nous, tu parles…
Mes doigts tiennent le crayon à leur manière familière, mon cœur fait ce qu’il fait quand je travaille, il absorbe les faits comme une éponge, c’est une mécanique bien huilée. Sandy ouvre de grands yeux amusés tandis que je hoche le menton et répète ses mots, reviens en arrière pour être sûr de ne pas me tromper, la respiration rapide, en proie à un agréable accès de confiance en moi, la conviction que je possède l’instinct et l’intelligence nécessaires pour mener à bien ce travail-là. Cinq ans ? Dix ans ?
Je prends conscience que j’ai les yeux fermés, je réfléchis à fond, puis je les rouvre et constate que Sandy me fixe – non, ce n’est pas qu’elle me fixe, elle m’étudie rêveusement, me considère avec une sorte d’intérêt abstrait, et pendant une brève seconde étrange j’ai l’impression qu’elle voit à l’intérieur de mon crâne, qu’elle regarde les pensées qu’il y a là-dedans tournoyer, virer et graviter les unes autour des autres de manière organisée.
Je m’éclaircis la gorge, toussote. Une goutte de sueur court sur sa poitrine, disparaît entre ses seins.